Un ascenseur à yachts fait monter la fièvre à La Ciotat
Ils sont au moins une dizaine. A quai ou posés à terre sur des berceaux de métal, agencés comme sur un parking. Il y a le Hurricane Run, 54 mètres de long et quatre ponts, à louer 245 000 euros la semaine (basse saison). Ou l’Amadea, avec à la poupe ses piscines à débordement transparentes et à la proue sa piste pour hélicoptère. Ou encore l’Elsea, avec ses jacuzzi et bar de plein air. Tous deux à vendre, prix sur demande. En ce petit matin de janvier fouetté par le mistral, la saison du refit bat son plein à La Ciotat. Les yachts de luxe qui croisent en Méditerranée viennent dans ses chantiers navals passer quelques semaines, parfois quelques mois, pour des travaux de carénage ou de rénovation de leurs machines ou de leur intérieur.
A l’autre bout des quais, une demi-douzaine de bénévoles s’active pour déménager la Maison de la construction navale, mémoire des chantiers, dans les anciens bureaux de la capitainerie. « Dans les années 1980, les chantiers employaient jusqu’à 6 000 personnes en direct, et 1 000 à 1 500 en sous-traitance, se souvient Marcel Dauba, président de l’association, entre les maquettes de bateaux et les cartes de la rade qui vont et viennent autour de lui. On construisait tous les types de navires : des pétroliers, des portes-containers, des bateaux de pêche… On faisait tout sauf de la grande plaisance. » Mais l’Europe décide de réorganiser la filière face à la montée en puissance des chantiers asiatiques. En France, le gouvernement choisit Saint-Nazaire. C’est le début d’une lutte de vingt ans pour 105 des ouvriers des chantiers, qui refusent la fermeture : occupation du dernier bateau en construction, manifestations musclées partout dans Marseille, patrons, élus et hauts fonctionnaires séquestrés dans leur bureau, véhicules et parfois agent des forces de l’ordre suspendus aux grues du chantier…
Terrains convoités
« C’était pas évident que ça reparte, assure un ancien des chantiers qui souhaite rester anonyme. Les terrains [44 hectares en bord de mer avec vue imprenable sur la rade] attiraient beaucoup de gens qui voyaient déjà des marinas et des résidences de luxe. » Mais sous la pression du PCF, le département, gestionnaire du port, accepte de lui conserver sa vocation industrielle. Finalement, l’activité renaît en 2004, autour d’investisseurs du secteur du refit pour yacht, afin de proposer une alternative aux chantiers de Gênes et Barcelone, qui approchent de la saturation. Quinze ans après, la société d’économie mixte La Ciotat Shipyards (LCS) annonce accueillir chaque année une centaine de bateaux de plus de 50 mètres, soit 8 % à 10 % du marché mondial. Avec 110 millions d’euros de chiffre d’affaires et 700 emplois directs à la clé. Mais pas tous de la région. « On a perdu les compétences, déplore l’ancien. On n’a même plus de jeune disponible formé à la tôlerie navale. Alors les chantiers doivent faire venir des gens d’Italie ou d’Espagne. »
De fait, les hôtels et apparts-hôtels flambant neufs, construits sur le vieux-port à 500 m de l’entrée des chantiers, tournent à plein entre les équipages des yachts et les ouvriers français ou étrangers de passage. Pour quelles retombées sur la ville ? Dans la rue des Poilus, piétonnisée au cœur du centre-ville, Marc Casanova, patron de la boutique de vêtements Magazine, est sceptique. « La Ciotat c’est une ville de paradoxes où les gens qui y habitent n’y travaillent pas et inversement. Les ouvriers des chantiers et les équipages, ce sont des jeunes, ils cherchent surtout des endroits où sortir. Donc ça peut avoir un impact, mais principalement dans l’hôtellerie-restauration. On ne reviendra jamais aux standards d’il y a trente ans… » Poissonnier et président de l’association des commerçants, Jean-Marc Bayona fait le même diagnostic : « Les retombées ce sont surtout pour les cafés et les restaurants. Après, pour les investissements, il y en a eu quelques-uns, dans l’immobilier et les gîtes… » Des retombées économiques pas forcément massives pour La Ciotat, mais bienvenues tout de même puisqu’elles tombent en pleine période de creux de la saison touristique.
« Stupide et suicidaire »
Pour amplifier la réindustrialisation, LCS veut passer à la vitesse supérieure et investir dans un nouvel ascenseur à bateaux, capable de lever 4 300 tonnes et des navires de 100 mètres, doublant sa capacité actuelle. Le projet est soutenu par la mairie (LR) de la Ciotat, qui a voté à l’unanimité du conseil municipal une garantie d’emprunt. « On pourrait rester comme nous sommes, mais ce serait stupide et suicidaire, expliquait Jean-Yves Saussol, directeur général LCS, lors de ses vœux de rentrée. Tous nos concurrents, Gênes et Barcelone, ont inauguré des ascenseurs de 4 000 tonnes. Notre objectif ne doit pas être de piloter les chantiers vers une nouvelle mort, mais vers une réindustrialisation pérenne, en visant le plus haut possible. » En clair : s’adapter au marché du yacht, qui va vers des navires toujours plus gros. Au salon Monaco yacht show, référence du secteur, la taille moyenne des navires est passée de 30 mètres dans les années 1990 à 50 mètres aujourd’hui. Et comme plus de la moitié des yachts du monde navigue en Méditerranée à proximité des côtés de Provence ou de Corse, le marché est à portée de main.
Mais ce chantier à 70 millions d’euros n’est pas du goût de tout le monde. Notamment du conseil scientifique du Parc national des calanques, voisin des chantiers de La Ciotat. En juillet, celui-ci a émis à l’unanimité un avis défavorable au projet 4 300 tonnes, soulignant l’impact potentiel « de l’approche et des mouvements de navires de fort tonnage, à proximité immédiate des espaces marins du parc ». Cinglant, le conseil scientifique pointe aussi que « le développement de l’usage de ces [méga yachts], fortement consommateurs en énergie carbonée et à destination d’un usage exclusivement privatif, ne peut être cohérent avec des objectifs de transition écologiques ». Un avis que n’ont pas complètement suivi les élus qui siègent au Parc national : eux ont donné leur feu vert au projet, en l’assortissant de plusieurs mesures de protection prônées par le conseil scientifique, aussi bien durant la construction de l’ascenseur que son exploitation, notamment pour les zones de mouillage des yachts.
Après la phase d’enquête publique bouclée en janvier, LCS n’attend plus que l’arrêté préfectoral pour lancer les travaux, prévus pour durer deux ans. Selon l’entreprise, une fois en activité, l’ascenseur de 4 300 tonnes pourrait générer 400 emplois directs. Au risque de transformer encore plus La Ciotat en ville tournée vers le luxe, dans son industrie aussi bien que dans son immobilier ? « De toutes façons, quoi qu’on fasse sur les chantiers, ça fera toujours râler, soupire l’ancien de la construction navale. Le gars qui a une Mercedes, il a pas le droit d’aller au garage ?? Si c’est ça, il faut le dire et être cohérent en fermant toute la filière, notamment les chantiers qui les construisent à Saint-Nazaire, ces navires géants. » Plus de trente ans après la bataille des 105, les plaies des chantiers de La Ciotat ne sont toujours pas refermées.