La Durance, un poumon bleu dans le rouge
La Durance est une voie de liaison entre les Alpes et la Méditerranée, une zone humide au sein de la Provence qui joue un rôle important de corridor écologique. Avec le Verdon, elle représente la « colonne vertébrale de la Provence » pour les chercheurs. Elle alimente 70 % des besoins en eau de la région : ses différents usages exercent une tension de plus en plus forte sur la réserve en raison de l’approvisionnement en eau potable de Marseille et des villes alentours, de l’hydroélectricité, de l’agriculture et de l’industrie. Des projets d’aménagement de grande ampleur ont modifié la morphologie de la Durance et accentué l’artificialisation des sols.
Un cocktail de polluants
Ce qui préoccupe surtout le jeune retraité Bernard Dumont, hydroécologue ayant étudié la Durance depuis 1976, c’est la partie en amont de Serre-Ponçon : « La situation est inquiétante pour la faune alpine qui diminue pour des causes encore inconnues. On sait par contre que certaines espèces ont presque complètement disparu en raison du réchauffement des eaux. Comme les normes et les valeurs d’évaluation ont changé, il faut s’intéresser à la diversité et au développement des espèces d’insectes aquatiques pour comprendre les contraintes qui s’exercent. »
Deux faits sont indéniables : la pollution de la Durance est réelle et le faible débit augmente la concentration des divers polluants. « Je m’attendais à ce que la Durance soit davantage polluée car elle est beaucoup utilisée », observe toutefois Fehmi Kanzari, auteur d’une thèse de doctorat en 2010 portant notamment sur la pollution de la Durance. Son constat : c’est un des cours d’eau les plus pollués de France, même si le niveau de pollution ne dépasse généralement pas les seuils. Le chercheur a notamment observé une « pollution généralisée au DDT », ayant une durée de vie de 15 ans, qui est « puissant, très nocif pour l’homme et la faune ». Le DDT est pourtant un pesticide interdit depuis 1970. « C’est un marché noir pour accroître la productivité. Ce n’est pas cher, les agriculteurs font des stocks, en s’approvisionnant par exemple en Espagne », développe Fehmi Kanzari.
Une source interne de l’Agence régionale de l’eau nous confirme la présence localisée de PCB – des substances très peu biodégradables et probablement cancérigènes pour l’homme qui, après rejet dans l’environnement, s’accumulent dans la chaîne alimentaire – de DTT et de mercure. Tout en nous affirmant auparavant que « tout va bien pour la Durance, qu’il n’y a pas de problème. On se pose seulement des questions. Je sais beaucoup de choses mais je ne peux pas vous les dire ». Concernant l’eau potable, cela ne constitue pas de problème dans la région, estime Georges Olivari, de la Maison régionale de l’eau. Le dernier rapport de l’Agence régionale de la santé sur la qualité des eaux distribuées précise que « sur la période 2009-2011, 97,3 % de la population régionale a bénéficié d’une eau dont le taux de conformité des analyses bactériologiques est supérieur à 95 % ».
Décharge de l’industrie
109 polluants ont été retrouvés dans la Durance selon un rapport de l’État réalisé en 2011. Origine de cette contamination ? Les activités industrielles. « Une méconnaissance de la toxicité des nombreuses substances identifiées […] amène légitimement à s’interroger sur les effets que peuvent avoir de tels cocktails de substances sur la faune et la flore aquatique. » Un document interne de la Maison régionale de l’eau ajoute que « […] la qualité de l’eau sur la Durance n’apparaît pas comme un sujet de préoccupation majeure, bien que des dégradations apparaissent sur plusieurs points… ».
L’usine chimique de Sisteron (Sanofi-Chimie) et celle de Château-Arnoux-Saint-Auban (Arkema) sont à l’origine d’un arrêté préfectoral en 2009 pour l’interdiction de la consommation des poissons présents entre le barrage de l’Escale et celui de Cadarache. Arkema (groupe Total) a été condamnée en 2012 à une amende de 30 000 euros pour « des faits de pollution de la Durance au mercure, au chlore et aux solvants, entre 2003 et 2005, et d’abandon de déchets dans les eaux ». La fédération de pêche 04, qui est à l’origine de cette plainte, évalue les dommages piscicoles à 300 000 euros sur 4 ans.
Les travaux de dépollution minérale réalisés par la société ont eu des effets positifs sur la qualité des eaux. La société assure avoir respecté depuis 2007 les seuils pour les rejets de mercure. Même conclusion pour les PCB en 2012 et 2013. Une expertise confidentielle datant de 2012 est bien plus nuancée : « Le site chlorier de Saint-Auban a constitué et constitue encore une source de rejets chroniques de solvants chlorés et de mercure dans la Durance […]. Les flux encore émis actuellement, quoique minimes par rapport à ceux du passé, restent préoccupants, car ils peuvent être en partie composés de PCB de type dioxine… »
« Le problème, c’est que la pollution reste dans les sédiments ; il y a une poche polluante sous le site d’Arkema », souligne une source scientifique qui souhaite garder l’anonymat. D’après le chercheur Fehmi Kanzari, la féminisation des poissons est une des conséquences de la pollution de la Durance. De quoi faire perdre sa virilité à un fleuve au caractère impétueux, jadis redouté par les Provençaux.
Camille Degano et Nicolas Richen