Les preux théâtreux de la Bergerie
L’endroit est paisible, un petit hameau pittoresque du Luberon. Il faut emprunter quelques routes sinueuses, border les champs de lavande pour atteindre enfin notre objectif : la Bergerie de Berdine, une communauté d’accueil pour personnes en difficulté, souvent souffrantes d’addictions, ouvert il y a 42 ans. Et en cette journée de juin est organisée la 3ème édition des Estivales de Berdine qui, entre conférence, musique et spectacles de rue, propose une pièce de théâtre jouée par les résidents eux-mêmes. A 500 mètres d’altitude, le paysage est vallonné, calcaire. On y respire l’odeur de la terre, le calme et le parfum discret de la garrigue ou la pierre taillée de la quinzaine de maisons typiques du hameau. Comme dans un petit village, on trouve une boulangerie, une fromagerie, une forge et même une église : le patron de Berdine est Saint François d’Assise…
Un peu plus loin, on distingue la scène qui portera dans l’après-midi les comédiens amateurs. En cette fin de matinée, c’est Pierre Rabhi la star (voir encadré), qu’environ 500 personnes écoutent religieusement. Quelques nuages noirs menacent au loin. La pluie gâchera-t-elle la fête ? En attendant, tout le monde s’affaire, à l’image d’Alice, l’assistante de Josiane, présidente de l’association et fondatrice du lieu il y a maintenant 42 ans, qui nous explique le pourquoi de ces Estivales : « Le théâtre a toujours été important à Berdine, mais ça n’avait jamais été formalisé. Il y a trois ans, nous nous sommes dits : "tiens, faisons un événement autour du théâtre pour promouvoir nos résidents". En plus, ils sont super balèzes, c’était dommage de ne pas les faire jouer devant un public ! » Elle explique qu’au-delà des applaudissements, de la gratification, le théâtre est très important dans le processus de reconstruction et de confiance en soi.
Lazar Merkhous est à Berdine depuis 7 mois. Immense, peau très mate, queue de cheval, traits acérés et nez de D’Artagnan, il est en costume de scène, une redingote violette : il est M. Pontagnac, le rôle principal de la pièce de Feydeau, Le dindon. « Je pensais pouvoir me frotter au théâtre oui, mais pas avec un rôle aussi important : j’ai dû remplacer quelqu’un il y a seulement quatre mois ! Le théâtre me sort de mon quotidien, me permet de m’exprimer autrement. Et bien sûr que de devenir acteur de la culture permet d’y avoir mieux accès, on change de regard… » Un peu plus tard, en pleine action sur les planches, sa prestance et son talent feront grand effet.
Il est l’heure de manger. Au menu, de l’agneau élevé sur place, cuit 10 heures dans un four à bois, du taboulé, du fromage de brebis maison… Pas mécontents d’être venus ! Trois autres comédiens amateurs sont attablés un peu plus loin : Mehdi, résident de la Bergerie qui a déclamé des cadavres exquis dans la matinée, puis Fabrice et Jean-Paul, tous deux liés à Ares, une association parisienne d’insertion « amie » de la Bergerie de Berdine. Eux jouent dans une pièce intitulée Cendrillon Cendrillon, version moderne et comique du conte. Fabrice, cheveux blonds longs et regard timide, joue un journaliste qui va aider Cendrillon avant de se révéler Prince charmant. « JP », d’origine malgache, interprète lui un présentateur télé vedette, Patrick Poivre et Sel… Tous les deux sont très touchants sur scène mais surtout très surprenants de par leur énergie. Le théâtre, qu’ils ne connaissaient pas beaucoup, leur a apporté une certaine confiance en eux et Jean-Paul a pu perfectionner son français. Ils s’apprêtent à jouer cette pièce pour la deuxième fois et ils ont le trac.
Le metteur en scène de ces deux pièces est Philippe Combenègre. Pour lui, ces amateurs sont comme des professionnels sauf qu’ils ne sont pas payés. « Je ne vois pas la différence, pourtant je suis exigeant, assure-t-il. Le théâtre est une sorte de thérapie pour eux, une récompense. Ils travaillent sur la confiance, l’écoute, la concentration, l’esprit de groupe… Ce qui est bien à Berdine c’est que la culture vient à eux. » Le célèbre parrain de la manifestation, Jean-Louis Trintignant, l’air affaibli vite effacé par sa verve énergique, n’en dit pas moins : « On parle beaucoup de culture mais on n’en fait pas grand-chose… On la rend inaccessible, ceux qui la détiennent sont un peu prétentieux et la sacralisent. Berdine c’est un esprit nouveau, on amène ces gens à la culture parce qu’il faut aller les chercher, les gens ! Ces acteurs portent le poids de la vie. Cela se ressent sur scène, c’est magnifique. » La parole des sages…
Clément Chassot & le groupe de participants au projet « Et si ? » à Cavaillon