Liban, fin de confession
« Il n’y a pas d’argent, la vie est très compliquée… C’est trop de stress pour quelqu’un de 22 ans. » Chauffeur de taxi d’un soir, Cherbil est originaire du Mont Liban, le massif montagneux qui domine Beyrouth, à une heure de route de là. Longue barbe et croix orthodoxe accrochée au rétroviseur, il est diplômé en comptabilité. Ce 30 janvier, sur la voie rapide du centre-ville qui longe la grande mosquée Mohammad Al-Amin et où 4×4 de luxe côtoient des tas de tôles, son véhicule croise un petit cortège de manifestants : « C’est plutôt calme en ce moment mais le mouvement va bientôt reprendre. » Il explique vouloir quitter le pays, comme de nombreux jeunes de son âge : « Je reviendrai quand tout cela ira mieux. » Cette semaine, le mouvement a en effet repris de plus belle avec une « semaine de la colère » et quelques échauffourées.
Même si la chute économique du Liban a été progressive, la situation s’est gravement détériorée ces derniers mois : hausse brutale du prix des produits de base, baisse de salaires unilatérale dans certaines entreprises… La livre libanaise a perdu près de la moitié de sa valeur par rapport au dollar dans un petit pays qui importe massivement et où la devise américaine est largement utilisée au quotidien. Les files d’attente sont devenues légion devant des banques d’un pays longtemps surnommé « la Suisse du Moyen-Orient » qui refusent des retraits supérieurs à 300 dollars par semaine pour tous les épargnants. Le nord du pays et la région de Tripoli, plus pauvre, sont particulièrement touchés.
Depuis le 17 octobre 2019, tout le pays est sujet à de grandes manifestations populaires, à la base causées par l’instauration d’une nouvelle taxe sur les messageries types Whatsapp et Messenger. Des centaines de milliers de Libanais, toutes classes sociales confondues, se rassemblent alors dans la capitale, sur la place des Martyrs. Mais les raisons de la colère sont beaucoup plus profondes dans un pays au modèle politique confessionnel complexe (les postes et responsabilités politiques sont distribués selon l’appartenance religieuse), exsangue économiquement, ultra corrompu et où « rien ne fonctionne », comme le scandent beaucoup de Libanais. De nombreuses coupures de courant (et la nécessité de recourir à un prestataire privé pour assurer l’intérim), parfois d’eau, très peu de transports en commun, seulement 50 % des Libanais couverts par la sécurité sociale…
Quinze jours plus tard, le Premier ministre Saad Hariri – sunnite et chef de file du parti Courant du futur – remettait sa démission. Mais près de trois mois plus tard, rien n’a vraiment changé. Ce qui donne à cette « Révolution » un goût d’inachevé. Face aux demandes des manifestants de voir se créer un nouveau gouvernement de technocrates indépendants pour gérer la crise, Hassan Diab, un universitaire et ancien ministre de l’Éducation, a été nommé le 19 décembre Premier ministre avec la tâche de former un nouveau cabinet. Sans succès pour le moment.
« En réalité, personne ne sait ce qu’il se passe. » Abdallah « Abed » Elhouda a 30 ans, il est informaticien à Beyrouth. Sa femme, diplômée en agroalimentaire a vu son salaire baisser de 25 % du jour au lendemain. «Tout le monde veut du changement, explique-t-il dans un café du centre commercial ABC Verdun. L’un des slogans c’est ″on ne veut ni de toi, ni de toi ». Tous des voleurs en gros. On veut des gens compétents à leur poste ! Gebran Bassil, par exemple (président du parti présidentiel chrétien maronite Courant patriotique libre et gendre du président actuel Michel Aoun, Ndlr) a été ministre de l’Énergie puis des Affaires étrangères. Cela n’a rien à voir. Et maintenant il veut être président ! »
« Tous des voleurs »
La nomination du nouveau Premier ministre soutenu par le parti du président ainsi que le Hezbollah et son allié Amal (parti chiite) n’a en rien résolu la crise. « On est là ce soir car les politiques ne nous entendent pas, n’écoutent pas le peuple. Hassan Diab est sorti de nulle part, c’est l’un des leurs. On voit les mêmes têtes depuis trente ans ! On veut quelqu’un de nouveau, qui nous représente. On sera là tous les jours s’il le faut », explique Rita Moukarzel, 25 ans, accompagnée de sa mère Elise lors d’un rassemblement près du Parlement le 2 janvier dernier où les manifestants, certains drapeau au cèdre sur les épaules, scandent en arabe « Tous les députés sont des voleurs ». Quelques jours auparavant, le célèbre franco-brésilo-libanais Carlos Ghosn poursuivi par la justice japonaise pour avoir dissimulé des revenus au fisc avait réussi à rejoindre Beyrouth suite à son improbable cavale…
« Diab est la marionnette du Hezbollah et des maronites, assure Bassem El Hibri, retraité à la barbe blanche, de sortie également ce soir-là. Il n’a pas été soutenu par un seul ministre sunnite. » L’ancien chef d’entreprise égrène quelques chiffres : 60 000 personnes ont émigré en 2018 sur une population totale de six millions d’habitants, 200 000 chômeurs de plus rien que pour le mois de novembre… « Le Liban a une jeunesse très éduquée qui parle trois langues, c’est un gâchis. Mais qui veut investir dans un pays aussi corrompu ? Je crains que cette « Révolution » soit un processus très long et qu’elle ne devienne violente mais c’est aussi la chance pour le pays de renaître. » De fait, trouver un nouveau leader pour incarner ce nouveau Liban est très complexe. Un nom revient souvent chez les protestataires, celui de Nawaf Salam, juge à la cour internationale de justice. Mais il a été écarté par le pouvoir car il souhaitait faire intervenir le Fonds monétaire international et donc placer le pays sous tutelle.
À deux pas de là, la place des Martyrs est très calme. L’ambiance étrange : des militaires et des fils barbelés obstruent certaines rues, à deux pas du « Mur de la Révolution » où sont placardés slogans et graffitis révolutionnaires. Mais de nombreuses tentes y sont encore stationnées. Dans l’une d’entre elles, des représentants du mouvement My nationality, my dignity. « Nous sommes là depuis le premier jour mais notre mouvement existe depuis 2011. Nous nous battons contre une discrimination : au Liban, seuls les hommes peuvent transmettre leur nationalité. Si une femme se marie avec un étranger, leur enfant ne peut prétendre à la nationalité et ne disposera pas des mêmes droits, explique sereinement Mariam El Zahabi, 33 ans. Quatre lois ont été inscrites à l’agenda du Parlement, elles n’ont jamais été votées. Cela concerne environ 70 000 femmes. Et cette Révolution, si on peut l’appeler ainsi, est notre dernière chance pour nous mettre dans le bon chemin. »
Walid Dahouk est un « journaliste activiste » franco-libanais et manifestant de la première heure. À la terrasse abritée d’un café un jour de pluie il analyse : « Cette Révolution est pacifiste dans sa grande majorité et, un peu comme les gilets jaunes, n’a pas de commandements, quelques porte-paroles mais qui ne prétendent pas en être leaders et surtout portée par une jeunesse très éduquée. C’est pour cela que je l’appelle ″la Révolution veuve » : elle a comme enfants seulement ces jeunes qui défendent leur avenir et veulent se venger du passé de leurs parents. Les partis politiques et leurs partisans prétendent en être mais ils sont là juste pour faire de l’entrisme. »
Pour lui, le régime politique confessionnel, vestige du colonialisme, est obsolète : « Il a été adopté lors de l’indépendance en 1943 et est directement hérité des Français qui souhaitaient garder un foyer de chrétiens d’orient dans la région. C’est une convention, un contrat social oral entre les communautés qui partage le pouvoir. On l’appelle le « Misak » national. Il a été confirmé suite aux accords de Taëf en 1989, à la fin de la guerre civile. Mais ces mêmes accords stipulaient que le premier gouvernement de cette nouvelle constitution devait mettre en place un Sénat représentant toutes les communautés ET un Parlement non communautaire. Cela n’a jamais été fait, chacun a voulu conserver ses intérêts et son petit État dans l’État. Là-dessus une partie des leaderships respectifs en a profité pour s’enrichir personnellement et acheter les voix des électeurs en distribuant des fonctions dans le secteur public. Il y a eu une saturation et beaucoup d’incompétence. Une très mauvaise gouvernance qui a affaibli la vie économique et financière du pays. »
Dépasser le confessionnalisme
Tout en dégustant le mannouché, la pizza libanaise, il continue sur l’indépendance de la justice : « La classe politique n’est pas bête, elle a su se protéger. L’article 80 de la constitution par exemple a mis en place un Haut conseil pour juger les présidents et ministres. Il est composé de députés et de juges nommés par ces mêmes ministres. Le lien de subordination des magistrats aux hommes politiques est très fort. »
Une corruption endémique, couplée à un clientélisme abonde Marie-Noëlle Abi Yaghi, spécialiste des mouvements sociaux, directrice de l’ONG Lebanon support (un « centre de recherches indépendant pour et sur la société civile ») et maître de conférences à l’Université Saint Joseph à Beyrouth : « Le système bancaire qui illustre bien la collusion entre les intérêts d’une classe d’affaire, de notables et la classe politique. Beaucoup d’hommes d’affaires qui siègent dans les conseils d’administration des banques sont aussi des hommes politiques… Les lignes de démarcation sont troubles. Les notables ont également massivement recours au clientélisme pour s’acheter une crédibilité politique grâce à l’octroi de services de santé, de services sociaux, du travail, des logements… Et je crois que justement la diminution ou la limitation récente de ces ressources, en l’absence d’un état social et de véritables services sociaux, ont fait que les Libanais se sont retrouvés complètement désemparés, sans aucune protection sociale. Cela a vraiment montré les limites de ces liens clientélaires. »
Asphyxie économique, désorganisation du secteur public, rejet d’une classe politique ancestrale – dont certains ont été chef de milice pendant la guerre civile… La rue réclame en fait l’avènement d’un système démocratique moderne et des représentants choisis non par pour leur confession mais leurs compétences. Diego Ezzdeen, gérant d’un pub dans le quartier d’Hamra, peu fréquenté ce soir-là, résume assez bien la situation par une métaphore : « Il y a trop de représentants par ministère, trop d’incompétents. C’est comme si dans une équipe de basket vous aviez six coaches différents et que les joueurs étaient sélectionnés selon leur confession même s’ils sont nuls ! Nous les Libanais, nous sommes uniques, on n’est pas des Arabes pour les Arabes, notre système multiculturel aussi. Il nous faut changer de système, le dépasser. »
Pour Walyd Dahouk : « Les partis n’arrivent pas à se défaire de la corruption, il faut arriver à les libérer de leur appartenance communautaire et créer de nouveaux partis nationaux et organiser des élections qui se basent sur un programme et non une confession. Les jeunes se foutent des frontières communautaires. Quand les manifestations ont débuté, tout le monde était dans la rue, les chiites également, même dans les bastions du Hezbollah que sont Tyr, Nabatieh ou la plaine de la Bekaa. Il existe aujourd’hui une grande défiance en interne au sein de ce mouvement et je crois que l’avènement d’un nouvel état civil ne viendra que par les chiites. Le Hezbollah a tenté d’enrayer la Révolution mais il n’a aucun intérêt à prendre les armes : cela signerait son arrêt de mort, voire sa disparition. »
Marie-Noëlle Abi Yaghi précise : « La fin du confessionnalisme n’est pas en fait une demande nouvelle, particulière à ce mouvement social. Cette revendication était déjà là dans d’autres cycles de mobilisation, en 2011 par exemple. Mais ce qui est frappant, c’est quelle est reprise aujourd’hui très largement car ce mouvement social s’étend sur tout le pays ou presque. Et il existe une déconnexion complète entre une classe politique qui s’agrippe aux mêmes discours et aux mêmes réflexes confessionnels nationalistes et la rue qui demande une déconfessionnalisation ou tout du moins un processus vers une nouvelle République, un nouveau contrat social. » À l’heure de la rédaction de cet article, mi janvier, le Premier ministre Hassan Diab n’avait pas réussi malgré ses nombreuses promesses à constituer un gouvernement de personnalités indépendantes. Si ce processus a déjà été très long par le passé, chaque parti cherche à garder son influence et tentant d’imposer des personnalités de leur camp. En attendant, le peuple scande « ni toi, ni toi ».