le Ravi étale sa culture
« Je n’emploie plus le mot culture, il ne veut plus rien dire. Il induit le fait d’être "culturé" ou non et donc, l’exclusion. » Nicolas Roméas, directeur de la revue Cassandre/Horschamps, est catégorique. L’ancien de France Culture ne veut pas entendre parler « d’accès » à cette sacro-sainte culture : « Ce terme est terrible, c’est un piège inventé par l’institution qui revient à dire "la culture n’appartient pas au peuple, il y a donc un accès à développer". » le Ravi serait-il à côté de la plaque lorsque avec deux groupes de « journalistes citoyens » de la cité de La Castellane à Marseille (13) et de l’association le Village à Cavaillon (84), il se met à rêver d’une culture accessible à tous ? Que nenni ! Nicolas Roméas voit dans ce combat démocratique, inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’homme et le préambule de la constitution française, une lourde bataille sémantique et préfère parler de « geste artistique »…
Mais voilà, cette utopie, celle de Jean Vilar, le fondateur du festival de théâtre d’Avignon en 1947 qui voulait réunir sur les mêmes bancs « ouvriers et banquiers », ne s’est jamais pleinement réalisée. « Jean Vilar doit se retourner dans sa tombe », rigole, attablé au village du Off, Jean-Pierre Roos, comédien de la compagnie Volodia : « Avec le In, vu la nature et le prix des spectacles, on est loin de son idéal. Sur le Off, on a affaire à des "tenanciers de salle". 75 % des loueurs de théâtre sont là pour faire du fric. Si bien que seulement les "gros" peuvent s’en sortir. C’est un festival, pas une sélection. » Une vision que partage la Coordination des intermittents et précaires (CIP) : l’argent public est de moins en moins présent pour défendre les créations originales qui détonnent. « C’est de plus en plus dur, s’énerve Bastien Pelenc, musicien et membre de la CIP 84. De moins en moins de lieux, de subventions, de plus en plus d’annulation de festivals… Pour rentrer dans les clous, il faut être une structure importante qui colle aux belles étiquettes des pouvoirs publics. Cela crée forcément une certaine uniformisation culturelle. »
Et Aïcha Sif, conseillère régionale EELV, présidente de la commission culture, de confirmer : « Le sport pour un élu c’est de défendre le budget. C’est mon premier mandat et j’ai dû monter au créneau plus d’une fois. Et je me suis pris des râteaux. J’ai appris ce qu’était la loi des finances. Car pour ces gens-là, la culture c’est du luxe, une cerise sur le gâteau. J’ai dû me bagarrer chaque année pour faire comprendre qu’au contraire le budget de la culture n’est pas une dépense mais un investissement pour l’avenir. »
Et si la culture était accessible à tous ?
Le fric, le nerf de la guerre pour le public aussi ? « C’est accessoire, c’est la réponse facile », répond Ali Lehiani, directeur de l’association Culture du cœur 84 en Vaucluse, l’un des départements les plus pauvres de France. Il s’échine pourtant à créer des liens entre structures culturelles et structures relais (pour la plupart actrices du travail social), « deux mondes désormais trop éloignés l’un de l’autre », afin de faire bénéficier les plus défavorisés d’invitations à des spectacles, leur faire découvrir « l’émotion et enclencher un processus ». Sur 55 000 invitations proposées chaque année pour un total de 15 000 bénéficiaires, 43 000 ne trouvent pas preneur… « C’est bien qu’il y a un problème ! », lâche-t-il. Il met en avant le rôle indispensable de la médiation culturelle. Car il est toujours nécessaire d’aller chercher les gens, leur dire qu’eux aussi sont des acteurs culturels et leur faire entrevoir autre chose que de la culture de masse. Ali Lehiani estime que l’Etat ne met pas assez de moyens dans la médiation culturelle, que l’ère du numérique entrave les rapports humains et que les travailleurs sociaux n’y sont pas assez formés.
Médiateur, un boulot qu’exerce Ophélie Brisset pour la Garance, la Scène nationale de Cavaillon, notamment sur les « quartiers défavorisés » et pour qui la notion de théâtre renvoie forcément au service public : « C’est un travail de longue haleine, difficile de voir les effets à court terme. Oui, ce n’est pas toujours facile, il y a toujours cette crainte d’être perçu comme un gros machin élitiste. Mais il faut à tout prix créer du lien, faire en sorte qu’on pousse la porte de ce théâtre. » Aller chercher les gens, c’est aussi s’installer directement chez eux, et en milieu rural également. La compagnie de théâtre vauclusienne Eclats de scène, créée en 1998, propose chaque année ses « Conviviales », du théâtre itinérant sur une vingtaine de petites communes du département. Quatre pièces, créations de la compagnie ou non, sont proposées sur quatre jours dans la salle des fêtes du village. « C’est important de sortir des centres urbains, déjà équipés. Le but est aussi d’amener autre chose qu’un simple divertissement mais une réflexion politique, proche de l’éducation populaire, assure Mathieu Castelli, coordinateur du théâtre itinérant. Et ça marche, on a eu une très bonne affluence cette année : on essaie d’organiser des rencontres, des repas conviviaux qui animent la vie du village. »
De leur propre chef certains théâtres proposent des billets suspendus sur le concept des cafés suspendus. C’est le cas du théâtre Liberté à Toulon, précurseur en la matière, où pour 20 euros un spectateur peut offrir un billet qui sera accroché dans le hall du théâtre et qu’un étudiant boursier ou un bénéficiaire de droits sociaux pourra venir décrocher. Pendant le festival off d’Avignon, à l’initiative d’une des compagnies, le théâtre Isle 80 s’est aussi essayé à ce nouveau principe d’accès à la culture. Là le spectateur pouvait en plus de son billet donner quelques euros supplémentaires et lorsque le montant du billet était atteint, il était suspendu, sans justificatif à fournir pour le demandeur. Un dispositif que compte poursuivre la directrice Chantal Raffanel en s’associant avec d’autres théâtres. Elle réfléchit aussi actuellement à intégrer une Amacca (Associations pour le maintien des alternatives en matière de création artistique) qui fonctionne sur le principe des Amaps : « Ce sont des actions très positives car ça fait fonctionner la solidarité entre les spectateurs mais aussi avec les compagnies. »
Dans le cadre des ateliers « Et si ? », pendant trois mois, le Ravi a accompagné deux groupes de citoyens dans leur réflexion sur comment accéder à la culture et à la culture de l’autre ? Dans un premier temps, les idées ont fusé : « Et si on créait une carte vitale de la culture ? » ; « Et si on créait un journal de quartier qui servirait de lieu d’expression à chacun pour partager sa culture ? » ; « Et si on faisait nous-mêmes notre propre culture ? » ; « Et si on organisait des journées thématiques pour mieux faire connaître les cultures de chacun ? »… Puis formés aux techniques journalistiques, les femmes de l’association 3.2.1 à la cité La Castellane à Marseille et le groupe réuni autour de l’association le Village à Cavaillon sont partis en reportage et ont réalisé des interviews. Ils ont rencontré des directeurs de théâtre, des comédiens, tout un monde qui leur paraissait inaccessible mais qu’ils ont su apprivoiser. Il a fallu rédiger aussi… un exercice un poil plus facile pour les femmes de La Castellane qui éditent déjà un journal de quartier, La Baguette magique. Une pratique qui a été plus compliquée pour le public du Village éloigné de l’écrit. Mais s’il y a encore quelques mois, l’accès à la culture comme au journalisme paraissait à tous impossible, ils savent désormais que lorsqu’on ne vous donne ni le livre, ni la plume eh bien il faut les prendre !
Clément Chassot et Samantha Rouchard