Montgenèvre, station collabo
« Le charme d’un village de montagne allié à l’immensité d’un domaine skiable international. » Ainsi aime se présenter Montgenèvre (05), station de sports d’hiver à la frontière avec l’Italie. Depuis trois ans, été comme hiver, des personnes en exil transitent par le col du même nom (1860 m). Elles contournent les contrôles au prix de périlleuses marches en haute montagne. Depuis mai 2017, trois personnes ont été retrouvées décédées, sur la commune ou après l’avoir traversée. Un jeune inconnu est enterré au cimetière des Alberts. La mairie ne s’est jamais exprimée, ni sur les passages, ni sur les morts. Nous l’avons joint par téléphone, sans obtenir qu’un élu réponde à nos questions.
Guy Hermitte, maire depuis 2001, est un ancien haut gradé de la Police aux frontières (PAF). Pour préserver son image de paradis montagnard, Montgenèvre a choisit l’omerta au sujet des « migrants ». Ce n’est pas le cas à Névache, l’autre municipalité frontalière. « Il n’est pas question de laisser mourir dans nos montagnes », ne manque pas de dire publiquement le maire, Jean-Louis Chevalier (Cf le Ravi n°164).
Tabou et délation
« La priorité c’est la vie de la station, le tiroir caisse et le reste on ne veut pas le voir », déplore Anne Chavanne, habitante de Montgenèvre et militante de l’association Tous Migrants. « L’absence des personnes en exil et du contrôle policier dans la communication officielle […] montre simplement que, dans l’image que la mairie veut donner du village […], il n’y a pas d’étranger·es « migrant·es« , il n’y a pas de frontière », expose le mémoire de master 2 d’une étudiante en géographie à l’ENS Lyon (soutenu en août 2019), que nous appellerons Anaïs (1).
Pire, des professionnels et des habitants se font délateurs. Perdu au cours d’une nuit d’août 2018, Abdoulaye (1), un Guinéen de 19 ans, se rend à une pizzeria du village. « Je demande : « Est-ce qu’il y a le numéro d’un taxi, je voudrais partir à la croix-rouge » », nous a-t-il raconté. Le tenancier le fait patienter. Ce sont finalement des agents de la PAF qui viennent le récupérer pour le reconduire en Italie.
« Des témoignages rapportent des situations similaires avec des appels aux forces de l’ordre par des résidents, touristes, restaurateurs, chauffeurs de bus ou de taxi », confirme l’Anafé (association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers) dans un rapport publié en janvier 2019 (2). Dans un pays où « tout le monde se connaît », la délation peut être l’effet d’une proximité entre habitants. Ainsi un pisteur témoigne dans le mémoire d’Anaïs : « parmi les collègues, certains sont d’anciens gendarmes, ou leur fils bosse à la PAF… »
La PAF se renseigne auprès de chauffeurs de bus de la ligne entre la gare italienne d’Oulx et Briançon. « Au poste frontière, ils baissent leur vitre et disent combien d’exilés sont descendus à Clavière, le dernier village italien avant la frontière. Comme ça, la PAF sait combien elle aura de personnes à traquer dans la montagne », nous explique un militant solidaire, usager régulier de ces bus. Pourtant les chauffeurs ne reçoivent pas de consignes. « [Ils] ont intériorisé l’obligation de déclarer à la police le nombre de personnes descendues à Clavière », écrit Anaïs. Comme si cela était légal.
Pisteurs sous pression
Sur les pistes, les saisonniers font face à un dilemme. « C’est arrivé qu’à la fermeture on retrouve des gens trempés, qui s’étaient perdus. On savait que si on les laissait ils y passeraient au cours de la nuit, nous raconte Sébastien (1), un pisteur-secouriste. A partir de fin février 2019, on nous a demandé de prévenir le central de la station, qui appelle la PAF de son côté. » Avec d’autres collègues, le pisteur préfère alerter le peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM) qui s’occupe du secours. Un autre confie à Anaïs des demandes singulières de la part de chefs des pistes : « on nous a signalé des personnes, on nous a demandé d’aller les chercher, de les mettre au chaud au poste de secours en attendant que la police vienne les chercher. »
Les pisteurs qui ne voudraient pas collaborer peuvent subir des pressions. « Il y a des webcam un peu partout […]. Si on voit les gars, on va leur parler et ensuite on dit qu’on n’a rien vu, ça peut se savoir. […] Il peut y avoir des représailles. […] Si tu t’opposes au chef des pistes, ta saison va être raccourcie », témoigne l’un d’eux auprès d’Anaïs. « Il faut que l’on reste discret pour ne pas risquer de réprimande », affirme Sébastien. La régie (municipale) des remontées mécaniques, jointe par téléphone, indique qu’il est difficile de nous mettre en lien avec un interlocuteur responsable.
« Il faut aussi regarder le positif. A Montgenèvre il y a des gens qui aident, qui hébergent, qui prennent en stop », tempère Michel Rousseau, de Tous Migrants. « Plusieurs vacanciers ont interrompus leur journée de ski pour descendre des gens au Refuge de Briançon », rapporte Anne Chavanne qui y a été bénévole. Elle se souvient que l’hiver dernier, un restaurateur de Montgenèvre lui donnait à manger pour les exilés, « mais il ne fallait surtout pas le dire pour que ça ne lui pose pas de problèmes ».
1. Les prénoms ont été changés pour garantir l’anonymat des personnes. Porter assistance ou observer peut faire l’objet de répressions policières et judiciaires.
2. La commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a remis la mention spéciale de son prix 2019 des droits de l’Homme à l’Anafé et à Tous Migrants pour leur action à la frontière du Briançonnais.