Vendredi noir pour un symbole
30 novembre, 8h30, Montélimar. Irruption de voitures, d’un camion-benne, terre versée sur la route de l’entrepôt d’Amazon, mur de cartons à slogans ironiques – « N°1 sur l’évasion fiscale », « Prix cassés sur les salaires » -, drapeaux plantés, chaîne humaine, en quelques minutes 200 militants tiennent les lieux : blocage ! Pour stopper les colis commandés le jour du Black Friday, ils sont venus de Nîmes, d’Avignon, de Marseille, de Montpellier et d’ailleurs. Plusieurs bannières et brassards, il y a Attac, ANV Cop21, Extinction Rebellion, Solidaires, la CGT Amazon, des Gilets Jaunes et ceux qui se disent « multicolères ».
Quelques semaines plus tôt, un appel et un rapport ont été lancés contre Amazon et son monde, « désastre écologique », « monde sans emplois », « sans fiscalité ». Dans la bouche de militants, à Montélimar et ailleurs, les termes sont plus fleuris : « C’est hyper-tentaculaire ! », « Ce côté employeur mouchoir jetable », « C’est le consumérisme poussé jusqu’au bout, Jeff Bezos veut tout bousiller et partir sur une autre planète… ». 15 milliards de produits vendus en 2018, une logistique et des serveurs web au bilan carbone astronomique, l’empire du e-commerce est devenu, en 25 ans, la multinationale absolue.
Salariés robotisés
Quelques camions restent à quai et des salariés d’Amazon se mêlent au groupe. En ce moment à Montélimar, on travaille six jours sur sept, heures supplémentaires imposées, même aux équipes de nuit. Des centaines d’intérimaires s’ajoutent aux 763 CDI. « Il y a une pression non stop sur la productivité, le stock est plein à craquer, on se rentre dedans dans les allées », décrit Robin Collignon, délégué CGT. D’habitude déjà, ça va vite : pour une commande simple, on ramasse 160 objets à l’heure. « Le scan dirige tout et c’est un vrai mouchard, précisent ses collègues. Il dit au manager quand on ne bippe pas assez d’objets. » Des fois il fait défaut : il doit alerter quand une caisse fait plus de 10 kilos, il a laissé Tessa en soulever une de 15, elle s’est déplacée sept vertèbres. À l’entrepôt de Brétigny-sur-Orge, ouvert cette année, des robots font son boulot.
« On se rentre dedans dans les allées »
Montélimar, ouvert en 2010, était le deuxième site d’Amazon en France : aujourd’hui ils sont dix-neuf. Des militants marseillais voulaient bloquer l’agence de livraison de Bouc-Bel-Air, créée en 2017 pour qu’Amazon – et non plus La Poste – gère l’arrivée du colis chez son destinataire. Mais elle emploie des dizaines de livreurs à leur compte, qui auraient été privés de revenu – ils ont renoncé. À la gare de La Ciotat en revanche, un « Amazon locker » jaune, borne de retrait des commandes, a été copieusement mis sous film le jour du Black Friday : « Hors service, dangereux pour vous et la planète. » Plus tôt dans la semaine, les militants d’Attac avaient collé des affiches « Amazon m’a tuer » sur les commerces fermés du centre-ville.
Fausse relocalisation
La multinationale a senti l’ambiance : le 22 novembre, le « Train de Noël Amazon » passait à Marseille. Camion déguisé en train, ambiance faux chalet, public de blogueurs-influenceurs réjouis, avec en VRP, un artisan local vendant sur la « marketplace », le système de vente des indépendants sur Amazon – même si l’Artisan du cristal, originaire de Vallauris (06), dit que c’était d’abord une question de « survie » après la baisse de fréquentation post-attentats de Nice. Les commerciaux sont sympas, Inès veut défendre sa boîte : Amazon ce sera 9300 emplois en France en fin d’année, et 10 000 PME vendent sur la marketplace.
Mais ce chiffre de 10 000 PME n’a pas changé depuis des années, ce qui n’est pas possible, pointe Benoît Berthelot, journaliste à Capital et auteur du Monde selon Amazon : « Ils préfèrent communiquer sur ça que sur les flots de marchandises chinoises qui arrivent par avion… » Car elles représentent environ 30 % de la marketplace [Mise à jour du 12/12/2019. 34% de la marketplace britannique selon une enquête du cabinet UK Online Stores en octobre 2018, 30% des 450 bestsellers de France selon une enquête du Journal du net en novembre 2018, chiffres cités par Benoît Berthelot] . Et des rapatriements presque impossibles pour les invendus, d’où trois millions d’objets neufs détruits par Amazon par an. Au point de choquer la secrétaire d’État Brune Poirson qui veut interdire les destructions dans sa loi anti-gaspillage. Coup de com’, selon Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac : « On avait poussé pour que cette loi demande l’arrêt de la construction d’entrepôts Amazon, ça n’a pas abouti ! »
Cinq nouveaux sites d’Amazon sont en projet en ce moment. À Fournès (30), entre Avignon et Nîmes, un centre de tri doit voir le jour, 39 000 mètres carrés pour un bétonnage de 14 hectares. Des terres classées en AOC Côtes-du-Rhône, avec des pies-grièches, des chiroptères, des couleuvres, regrette Patrick Genay, riverain apiculteur : « Il y aura 500 camions par jour, de la pollution de l’eau, de l’air, du bruit ! » La déclaration de projet initiale parlait de la société Argan avec une société de logistique non nommée, et de 600 équivalents temps plein, ce sera Amazon pour 200 emplois tout au plus. L’autorisation de construire vient d’être signée, les mécontents constitués en association multiplient les recours suspensifs. Et une plainte est déposée au pénal, en cours d’enquête, des élus sont soupçonnés de conflit d’intérêts.
Devant Montélimar, 6 heures ont passé, entre slogans, danses et débats. Rien n’est sorti de l’entrepôt, les CRS sont en chemin. Vote sur la conduite à tenir, divergence de méthodes, les associations non-violentes plient bagages, certains Gilets Jaunes restent pour un affrontement. Rendez-vous est donné à Fournès.