Les 68 taudis de Gaudin
Les habitués du centre-ville ne lèvent plus le nez en passant devant ces façades décrépies, aux volets clos, où parfois des plantes s’accrochent le long des gouttières. Parfois les entrées sont fermées par des portes anti-intrusion, les premiers étages bloqués par des parpaings. Ils forment le visage multiple, anonyme, de l’habitat indigne dont le centre-ville de Marseille est devenu un symbole, depuis les effondrements de la rue d’Aubagne, voici près d’un an.
“Cela relève avant tout de la propriété privée”. Cette phrase, le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin la répète sur tous les tons depuis le 5 novembre 2018. À Libération, en avril, il disait encore : “Je vous rappelle que ce sont des copropriétés privées et non des logements de la ville”. Ce que prouve l’enquête conjointement réalisée par nos quatre médias, La Marseillaise, Marsactu, Mediapart et le Ravi, c’est que cette affirmation est fausse.
Parmi ces façades glauques, 51 immeubles au moins sont la propriété directe de la Ville de Marseille. Et ce, rien que dans le 1er et 2ème arrondissements. Certains font partie de son patrimoine depuis plusieurs décennies et sont aujourd’hui à l’état de ruines. D’autres, dont nous avons pu remonter la trace, ont été cédés à des partenaires privés et publics dans des conditions parfois troubles. Bon nombre d’entre eux sont restés en l’état, vacants, murés.
En tout, ce sont 68 immeubles aujourd’hui vides et à l’abandon qui sont entre les mains de la Ville ou qui y sont passés. Nous sommes en mesure d’avancer ce chiffre car nous avons minutieusement croisé deux méthodes : une enquête de terrain et une compilation de données sur les transactions immobilières de la Ville depuis 2003. À l’endroit de ce croisement, se trouve Nourredine Abouakil. Infatigable militant de la lutte contre l’habitat indigne, cet habitant du centre-ville connaît bien ces rues et ces immeubles. Au fin des années, il a repéré bon nombre d’entre eux.
Nous avons choisi de creuser ces données empiriques en vérifiant l’histoire de ces biens et des transactions dont ils ont fait l’objet, enregistrées sous forme de formalités hypothécaires. Elles officialisent auprès des services de l’État les transactions immobilières réalisées par la Ville et les filiales publiques ou privées qu’elle a créées pour mettre en œuvre sa politique d’aménagement. Avec lui, nous avons également parcouru toutes les rues de Belsunce, de Noailles, du Panier et du Chapitre. Ces quartiers forment une grande partie du centre historique de la ville. Ils ont aussi été le théâtre de la plus longue opération de rénovation de l’habitat dégradé menée par la Ville.
Carte postale indigne
Le résultat est sans appel. Dans le très touristique Panier, le verso de la carte postale est plus qu’inquiétant : des immeubles menacent de s’écrouler. C’est par exemple le cas montée des Accoules, une des entrées de ce quartier situé à proximité du vieux Port, derrière la mairie centrale. Au numéro 5, juste en face d’une boutique de souvenirs, l’immeuble sert de nichoir à pigeons depuis son expropriation en 2007. Propriété de la ville depuis 2009, le 28 a lui aussi “pourri” sur place selon le mot d’un ouvrier qui y travaille désormais. L’immeuble n’a plus de toiture, les murs et fondations sont imbibés. Mais il a fallu attendre les effondrements de la rue d’Aubagne pour que la mairie réagisse et le fasse expertiser, puis encore trois mois pour qu’elle agisse : le 26 mars, la rue est fermé (voir éclairage).
C’est aussi le cas, au cœur de Noailles, à deux pas de la rue où s’est produit le drame il y a un an. Dans le domaine Ventre, aux 19 et 24 de la rue d’Aubagne, la ville est propriétaire depuis 16 ans d’un appartement “fantôme”, un T2 de 33 m2 un état de total abandon, ouvert à tous les vents (lire l’éclairage de La Marseillaise). C’est encore le cas, rue Bernard du Bois, dans le secteur de la Gare Saint-Charles, un quartier en complète mutation. Achetés en 2010 (100 000 euros), en 2011 (199 000 euros) et 2013, les numéros 78, 80 et 82 de cette rue proche de la gare Saint-Charles ont été déclarés bons à démolir le 4 février de cette année, après une visite effectuées en décembre 2018, dans la foulée de l’effondrement des 63 et 65 de la rue d’Aubagne. Entre-temps, la Ville a été approché par un investisseur de sa connaissance, qui a finalement jeté l’éponge, puis a lancé un appel à projet en bonne et due forme, qui n’aboutira pas plus. “Les candidats n’ayant pu à terme financer le projet de réhabilitation des immeubles, compte-tenu de leur état de dégradation avancé”, explique la délibération du 4 février.
Dans ces cas précis, des immeubles publics menacent directement des biens privés, obligeant les propriétaires à quitter leur appartement en catastrophe. Au Panier, en plus de la fermeture de la rue, c’est l’entrée de l’école d’à côté qui est rendue inaccessible, mais aussi les habitants des immeubles mitoyens et ceux de la rue Puits Baussenque, située juste derrière, qui sont évacués. Rue Bernard du Bois, ironie du sort, l’état des trois immeubles propriété de la Ville était tel qu’il a entraîné l’évacuation des locataires de deux immeubles voisins rénovés par le bailleur social Marseille Habitat, sous le coup d’une “injonction d’interdiction d’habiter”. Le Royaume de la grillade, un snack qui a ouvert au début de l’été n’a pas eu plus de quelques semaines d’exploitation.
PRI hors de prix
Ce résultat est à mettre au bilan de la politique menée par la ville pendant plus de 25 ans, dans le centre-ville : le périmètre de restauration immobilière (PRI). Il permet via un dispositif issu de la loi Malraux aux propriétaires privés de défiscaliser l’intégralité du montant des travaux. Réalisés sans contrôle a posteriori, ces travaux ont donc consommé des millions d’argent public en toute opacité, « sans procès-verbal contradictoire“ des travaux réalisés et sans bilan du ministère de l’économie et des finances sur les montants défiscalisés. Dans son rapport de 2013 sur Marseille Aménagement, la société en charge de cette opération, la chambre régionale des comptes écrivait : “Il est donc tout aussi impossible de porter une appréciation sur l’effectivité et la qualité de la restauration immobilière opérée”.
En cas de non réalisation des travaux, Marseille Aménagement était en droit de préempter les biens. Ce qu’elle a peu réalisé et très tardivement, comme le le notait toujours la chambre régionale des comptes. Mais même le peu de biens préemptés, elle s’est souvent montrée incapable de les réhabiliter. « À la clôture des périmètres de restauration immobilière (PRI), 47 immeubles propriétés de la Ville ou de ses sociétés, certains depuis 1996, sont restés en déshérence, rappelle Noureddine Abouakil. Ce qui induit des charges, sans qu’aucun loyer rentre, avec un bâti qui se dégrade et peut devenir dangereux pour les passants. »
Même constat désabusé de la part de Patrick Lacoste, de l’association un centre ville pour tous. « Le modèle économique des PRI portés par la ville ne s’appuyait pas sur un investissement de sa part, mais sur l’investissement de l’État via des outils de défiscalisation (loi Malraux, Derobien, etc.), rappelle cet urbaniste. Les “délaissés” sont les immeubles qui ne sont pas assez profitables pour les investisseurs privés, pour lesquels il est impossible de trouver une rentabilité parce que les travaux sont trop importants. Ce sont des immeubles qui pourraient donc être refilés à des bailleurs sociaux. Mais à cause de leur a priori idéologique, ils sont contre. Leur politique a donc été un échec économique et politique. » « Quand on fait une déclaration d’utilité publique [DUP, qui justifie d’éventuelles expropriations – Nldr], l’opération est censée avoir une utilité publique à la fin, une vocation sociale, pas se transformer en un hôtel 4 étoiles comme celui des Feuillants », abonde Sandra Comptour, une architecte et urbaniste qui a travaillé sur une étude urbaine de Noailles commandé par la Soleam, puis enterrée en janvier 2018.
Ventes opaques
Le PRI a été clôturé dans la précipitation à partir de 2010. C’est à ce moment là qu’une partie du patrimoine de Marseille Aménagement, la société d’économie mixte qui portait le PRI, a été transférée à la Ville et ensuite à Marseille Habitat. En majeure partie, ce sont ces biens que l’on retrouve dans l’inventaire mis à jour par notre opération Grande vacance.
Une partie d’entre eux ont été vendu par le biais d’appels d’offres. D’autres sont partis dans des conditions d’une grande opacité à des bénéficiaires que nous dévoilerons dans un deuxième volet de notre enquête. On retrouve certains biens parmi ceux frappés par de récents arrêtés de péril. La Ville a pu exproprier des biens, les revendre à perte à des investisseurs censés les réhabiliter qu’ils se retrouvent à nouveau dans le parc d’habitat indigne à traiter.
C’est le cas des numéros 12 et 19 de la rue Longue des Capucins. Revendus par Marseille Aménagement le 21 décembre 2006 à une SCI, le 19 est sous arrêté de péril depuis février dernier. Porte d’entrée cassée, il est sinistré et inoccupé depuis près d’un an, selon un employé de la boucherie en face. Au numéro 12, les fenêtres sont béantes ou murées. « La CRC s’était étonnée dans un rapport de ces opérations d’achat à des prix assez élevés et de revente des années après à prix cassé à des investisseurs privés, rappelle Florent Houdmon, le directeur de l’antenne régionale de la fondation Abbé Pierre. La Ville oppose une question de rentabilité pour les investisseurs, mais normalement ce type de déficit n’est acceptable que pour faire du logement social ou conventionné, ce qui n’est pas toujours le cas. »
C’est effectivement ainsi qu’un cadre de la Ville, aujourd’hui parti, défend sous couvert de l’anonymat la politique menée : “Dans le cas d’une expropriation, nous sommes contraints par le prix des domaines qui fixe une valeur aux biens sans se préoccuper de sa destination, ni même parfois de son état. Or, si un propriétaire veut faire du loyer conventionné par l’Agence nationale d’amélioration de l’habitat (ANAH) avec un loyer plafonné pendant 9 ans, il ne va gagner de l’argent que s’il a un prix d’achat extrêmement bas. On parle de 3,5 à 4% de marge, pas plus. C’est la même chose pour un propriétaire qui veut faire du prix libre ou même du logement social. La décote sur le prix de vente correspond au financement du déficit de l’opération”.
« Incurie » de la mairie
D’autres sont restés dans le patrimoine municipal en l’état de délabrement. Comment expliquer un tel état d’abandon ? « La réponse, c’est l’incurie, juge le même. On ne prend pas conscience de l’état du patrimoine parce que le service en charge des travaux ne fait pas partie de la direction qui gère le patrimoine à la Ville. » Et de pointer un fonctionnement en silos : « Il y a d’un côté la direction du patrimoine, et de l’autre la DGAVE (architecture et valorisation des équipements). Du coup quand la direction du patrimoine dit qu’il faut faire des travaux dans des immeubles qui lui appartiennent, il y a un arbitrage, et ces immeubles passent après les travaux réalisés dans les équipements publics. C’est comme ça et c’est désastreux. » « La Ville oubliait régulièrement des immeubles [lui appartenant –Ndlr], se souvient aussi Sandra Comptour. Parfois j’interpelais la Ville sur des immeubles dégradés, ils répondaient l’avoir oublié. »
C’est ainsi qu’Arlette Fructus, adjointe au logement (mouvement radical) du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin et présidente de Marseille Habitat, affirme ne pas avoir connaissance du nombre d’immeubles possédés par la Ville. « Cela concerne des directions qui ne sont pas sous ma responsabilité, explique-t-elle. Le patrimoine municipal, c’est André Malrait puis Robert Assante. Cela relève effectivement un défaut d’organisation où un même sujet, l’habitat, va être traité par plusieurs directions sans forcément de communication ». L’élue assure que cette désorganisation apparente appartient désormais au passé, depuis une nouvelle réorganisation des directions.
Pour Noureddine Abouakil, la raison est plus politique. « Il y a certes de l’incompétence, mais je constate que sur d’autres thématiques, comme la rénovation du Stade Vélodrome, il n’y a pas la même lenteur, ni les mêmes difficultés. C’est une question de priorité, la réhabilitation de ces immeubles est plutôt subie, comme la municipalité ne sait pas qui va les habiter. Ce n’est pas sa clientèle politique. »
Secret de « famille »
En novembre 2018, après les effondrements de la rue d’Aubagne, l’état major de la ville se réunit. L’un des immeubles effondrés, le 63 de la rue d’Aubagne, est dans le giron public depuis plusieurs années. La Ville lance donc une enquête en urgence dans son patrimoine à la recherche d’immeubles « menaçant ruine ». Les experts du centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), un établissement public qui expertise déjà les immeubles de la rue d’Aubagne, ont même été dépêchés en urgence pour statuer sur l’état du bâti et le risque d’effondrement. Selon la réponse que la Ville a fait par courriel à nos demandes d’entretien, celle-ci évalue à 70 le nombre d’immeubles « potentiellement dégradés ». Certains sont encore habités. Tous seront traités, promet la municipalité.
Un mois plus tard, en décembre 2018, la municipalité a confié dans l’urgence des biens à la soleam, son nouveau bras armé, pour être traités. « Certains sont en portefeuille depuis 2011, d’autres ont été acquis récemment, sans doute après le drame de la rue d’Aubagne », reconnaît Gérard Chenoz, adjoint au maire et président de la société publique locale.
Pour le reste, la liste exacte des biens publics, leur état, est l’un des secrets bien gardés de cette municipalité. Interrogée par Marsactu lors d’un débat, Arlette Fructus a confirmé l’inventaire réalisé après la rue d’Aubagne, sans pouvoir chiffrer le patrimoine municipal menaçant ruine. « Nous, à Marseille Habitat, étions volontaires pour recycler le patrimoine communal dans le cadre de la concession d’éradication indigne, indique la président de la société d’économie mixte. Force est de constater, que nous avons été très peu sollicités. »
Ces immeubles sont cités dans un courrier révélé par La Marseillaise entre le nouveau DGS de la métropole Domnin Rauscher et son homologue à la Ville, Jean-Claude Gondard, le 8 janvier dernier. « Les collectivités et leurs opérateurs, par les procédures publiques engagées souvent trop lentes à aboutir, sont propriétaires de foncier dégradé. La ville de Marseille possède des immeubles issus d’expropriation ou de préemption sur lesquels il a fallu intervenir en urgence ces dernières semaines », rappelle le premier au second. Le chiffre de 100 biens publics est aussi cité dans plusieurs documents de la métropole, mais celle-ci met en avant une erreur de rédaction. Là encore, ville comme métropole sont incapable de rendre publique la liste de ces biens publics qu’elles ont laissé parfois pourrir sur pied.
Louise Fessard (Mediapart), Benoît Gilles (Marsactu) et Jean-François Poupelin (le Ravi)
Histoire sans fin
Pourquoi changer une politique défaillante ? Très critiqués dans un rapport du 8 octobre 2013 par la chambre régionale des comptes, le coût, la stratégie et les outils des programmes de réhabilitation de l’habitat dégradé dans le centre ville de Marseille ont pourtant continué à être utilisés par Jean-Claude Gaudin et son équipe.
Deux mois plus tard, dans le cadre de l’opération Grand centre ville, ils lancent ainsi une nouvelle opération de rénovation du patrimoine municipal sans appel à projet. Le 9 décembre, ils font voter en conseil municipal une délibération autorisant deux sociétés gérées par un investisseur privé de leur connaissance, Jean-Paul Di Noia, à lancer des études sur l’achat et la rénovation de plusieurs immeubles de Belsunce propriétés de la ville, dont les numéros 78, 80 et 82 de la rue Bernard du Bois, à proximité de la gare Saint-Charles, un quartier alors en pleine mutation. Achetés entre 2010 et 2013, les trois immeubles sont « en très mauvais état, avec un effondrement partiel à l’arrière », annonce la délibération.
Manque de bol, 10 mois plus tard, en octobre 2014, Di Noia jette l’éponge. Visiblement pas pressée, la Ville attend encore deux ans avant de relancer la machine via, cette fois, un appel d’offre en bonne et due forme. Mais personne ne souhaite finalement s’y risquer. « Les candidats n’ayant pas pu financer, à terme, le projet de réhabilitation des immeubles, compte tenu de leur état de dégradation très avancé », indique la délibération du 4 février dernier. Une délibération qui acte finalement la démolition des trois immeubles sur lesquels poussent désormais des plantes…
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Début août, la sécurisation de la rue a été élargie aux deux immeubles qui les encadrent, les numéros 76 et 84, propriété de la société publique Marseille Habitat… « Risque d’effondrement par effet domino », note l’ordre d’évacuation. Comme rue d’Aubagne.
Jean-François Poupelin