Boues rouges partout, suspicions aussi
Qui sait, bientôt, le Ravi se lira peut-être sur l’écran d’une tablette grâce à une application développée par le glorieux pool d’ingénieurs de la Tchatche. Un écran fabriqué à partir d’alumine produite par l’usine Alteo (1) de Gardanne (13), ex-Pechiney, créée il y a 120 ans. Industrie polluante, Alteo rejette ses déchets de bauxite – ressource à partir de laquelle on extrait l’alumine – au large de Cassis via un pipeline de 47 kilomètres de long en plein parc national des Calanques.
Ce sont au moins 20 millions de tonnes de ces fameuses boues rouges, bourrées de zinc, de plomb ou encore d’arsenic qui ruinent l’écosystème marin local qui ont été déversées depuis 1966. Sommée par la loi d’en finir avec ses rejets « solides » à la fin de l’année, le conseil d’administration du parc a autorisé l’usine à continuer de rejeter ses déchets, « liquides » ceux-là. Anticipant l’échéance, l’usine a mis au point depuis le milieu des années 2000 un procédé pour filtrer ses boues en obtenant un matériau solide appelé bauxaline. Alteo cherche à commercialiser ce dernier pour construire des routes ou encore dépolluer les sols. Un cas d’école de greenwashing (« éco-blanchiment ») !
Toxique et radioactif
Cette bauxaline est stockée à raison de plusieurs dizaines de millions de tonnes sur le site du Mange Garri à Bouc-Bel-Air. Alteo affirme qu’elle n’est pas toxique ni radioactive et que toutes les précautions pour protéger l’environnement ont été prises. Las, peu avant les fêtes, plusieurs études indépendantes (2) commandées par le collectif Non aux boues rouges et le site d’information Hexagones démontrent la présence très anormalement élevée de composés chimiques toxiques (du chrome par exemple, à une teneur dix fois supérieure à la normale) et une radioactivité mesurée par la Criirad de 4 à 8 fois supérieure au milieu naturel local. Le rapport précise que pour « une présence de 6 minutes par jour, chaque jour de l’année, sur un sol remblayé avec ces boues rouges », l’exposition est considérée comme non négligeable selon une directive européenne. Inquiétant quand on sait ce que veut faire Alteo de sa bauxaline.
Alteo minimise en avançant que cela reste moins radioactif que certains sols calcaires bretons. « Sauf qu’on ne respire pas ce calcaire » riposte Bruno Chareyron, responsable du laboratoire de la Criirad en accusant Alteo de « banaliser une situation qui ne l’est pas ». Il remet en cause également la méthodologie d’une étude commandée en 2005 par Alteo au cabinet Algade qui exclut tout risque pour la santé et s’inquiète de la probable présence de radon, gaz volubile très toxique.
Car au-delà des chiffres, il y a des faits, troublants. Abdellatif Khaldi est depuis plus de 20 ans un riverain direct du site du Mange Garri, paysage lunaire rouge en pleine forêt. Sa terrasse avec vue imprenable sur le pays aixois est souvent recouverte d’une poussière rouge « qui rentre partout et qui nous empoisonne ». Très remonté contre Alteo, il jure de « mener le combat jusqu’au bout ». Atteint d’un cancer du cœur depuis 2009, il évoque quatre cas de cancer sur six familles voisines et de nombreux cas de thyroïde. Il ne fait pas confiance aux études utilisées par Alteo pour se dédouaner… « En France les industries s’autocontrôlent, payent des experts qui ne sont pas indépendants. Et on sait que l’Etat n’a pas les moyens de contre-enquêter. » Impossible d’affirmer que les cancers dont ils parlent sont liés à l’inhalation de poussière notamment parce qu’aucune étude épidémiologique n’a été réalisée sur le secteur. Du côté de l’Agence régionale de la santé, on affirme qu’une étude sanitaire a été réalisée courant 2014, transmise à la préfecture, mais serait restée confidentielle.
L’emploi et son prix
Ce qu’apprend le Ravi au député écologiste de Gardanne, François-Michel Lambert, partisan de la transparence absolue, et qui va demander à la préfecture de rendre publique cette étude. Le rôle du député est décrié par de nombreux ennemis d’Alteo et même dans son propre camp par la députée européenne Michèle Rivasi qui l’accuse « d’être juge et partie (Alteo est membre de l’institut de l’économie circulaire présidée par le député, Ndlr) et de défendre l’emploi à n’importe quel prix. L’écologie niveau zéro. C’est un combat de tous les jours qu’il faut mener contre le lobby industriel ». Lambert assume : « Il faut accompagner l’entreprise pour qu’elle soit plus vertueuse tout en restant exigeant. Mais il faut rester calme, avoir une attitude responsable et tenter de trouver les meilleures solutions pour tout le monde. » En ajoutant qu’il dispose d’un certain moyen de pression sur l’entreprise : « le jour où je les lâche, il n’y a plus personne. »
Même s’il demande de faire confiance à l’Etat, il concède que plus personne ne sait à quel saint se vouer mais qu’un comité de suivi du site « où tout le monde est invité » permettra d’apaiser la situation. Le ministère de l’Environnement et Ségolène Royal, plutôt véhémente contre Alteo même si la posture politique n’est pas loin, attendent pour le printemps le résultat des conclusions de plusieurs organismes concernant les rejets en mer. Mais seulement en mer. En attendant, Abdellatif Khaldi et ses voisins peuvent toujours continuer à se prendre la tête entre les mains.
Clément Chassot
1. Ni Alteo ni les services de l’Etat n’ont souhaité répondre aux sollicitations du Ravi.
2. Le laboratoire varois Analytika, la Criirad ainsi qu’un toxicologue parisien souhaitant rester anonyme ont été sollicités.