Réquisition, une question de volonté
« Si on applique la loi sur la réquisition des logements vacants, c’est la guerre civile ! » Toujours dans la demi-mesure, comme lorsqu’elle avait demandé l’envoi de l’armée dans les cités marseillaises il y deux ans, Samia Ghali, sénatrice-maire PS des 15e et 16e arr., résume à sa manière le refus des responsables politiques d’utiliser ce levier pour combattre les difficultés d’accès au logement.
Il y a pourtant urgence. « En France, il y a 2 millions de logements vacants et 1,2 millions de demandes de logements social en attente. A Marseille, 12 646 personnes ont au moins dormi une fois à la rue en 2102 quand 34 488 logements sont vides », dénonce Fathi Bouaroua, directeur régional de la Fondation Abbé Pierre (1). Pire, alors que l’ordonnance de 1945 donne au maire un pouvoir de proposition au préfet, l’UMP Jean-Claude Gaudin préfère laisser se dégrader son patrimoine, notamment « des biens vacants depuis plus de 10 ans en centre ville », assure de son côté Nouredine Abouakil, porte-parole d’Un centre ville pour tous. Et les deux responsables associatifs de fustiger, aux côtés de Samia Ghali (!), le manque de « volonté politique » des élus locaux comme nationaux. « [Ils] ne veulent pas embêter les bailleurs et les propriétaires privés », accuse Henri Jibrayel (2).
D’autres n’ont pas cette pudeur. Les expériences ne manquant pas… y compris en France. Au tournant des années 90-2000, sous la pression des associations, et Jacques Chirac, alors président de la république, et son premier ministre socialiste Lionel Jospin, se sont appuyé sur l’ordonnance de 1945 pour réquisitionner quelques centaines de logements, notamment à Paris. Mieux, depuis 9 ans, dans la très libéral Amérique l’état de l’Utah a mis en place le programme « Housing First » (un toit d’abord) après avoir calculé qu’un SDF coûtait plus cher en étant à la rue (en frais d’hospitalisation, etc.) qu’en étant logé et accompagné socialement. 16 000 dollars dans le premier cas, 11 000 dollars dans le second. Un exemple suivi par les Pays-Bas, l’Angleterre, la Hongrie et le Portugal (3).
Toujours dans l’UE, d’autres partenaires de la France ont été encore plus loin. « Dans les années 90, l’Espagne a réquisitionné 20 à 30 000 logements » et « en Italie, la ville de Rome a financé la réhabilitation de bâtiments vides investis par des associations », rappellent respectivement Henri Jibrayel et Fathi Bouaroua.
Las but not least, une histoire belge. Pour contourner les conditions trop strictes de la loi fédérale de 1993 sur les réquisitions, notamment l’absence d’immeuble public abandonné sur le territoire d’une commune, certaines régions outre-Quiévrain disposent d’outils moins contraignants et moins effrayants : par exemple, le droit de gestion publique à Bruxelles. Cette « réquisition douce », son nom en Wallonie, mise en place en 2003, stipule que tout opérateur public peut décider la réquisition d’un logement vacant depuis plus d’un an ou insalubre et se substituer aux propriétaires pour effectuer les travaux de mise en conformité, contre remboursement sur les loyers. Longtemps échaudées par l’investissement, les communes de la Région de Bruxelles bénéficient depuis 2006 de prêts à taux zéro via un fonds spécialement dédié. Mais plafonné à 57 000 euros (en 2014) et limité à 70 % du montant des travaux, 90 % dans certaines zones prioritaires, le droit de gestion public impose que les logements ne soient pas trop dégradés. Avantage : le relogement est plus rapide.
Signe que la réquisition, même douce, reste taboue, le droit de gestion public n’est utilisé que depuis peu. Seuls deux projets ont pour l’instant été lancés dans la région de Bruxelles : trois logements à Saint-Gilles et un immeuble de deux appartements à Ixelles. Mais « le souhait de la municipalité d’Ixelles est de multiplier les projets, assure Caroline Désir, échevine (adjointe) PS au logement. Pour cela elle s’est récemment dotée d’une cellule de recensement, qui sert aussi à montrer que l’autorité publique agit. »
Et la jeune femme d’insister : « Intellectuellement, moralement, c’est indécent qu’autant de logements soient vides alors qu’il y a autant de SDF et de demandeurs d’asiles. » A croire qu’en France, la morale passante après la sacro-sainte propriété privée, il y a une volonté politique d’accepter autant de familles à la rue, mal logées ou vivants dans des logements insalubres…
Mounia Yamouni, Aziz Chinoune, Yannick Mendy et Jean-François Poupelin