A Strasbourg, un compromis de Parlement
Un gigantesque bâtiment moderne de 220 000 mètres carrés, 766 députés, 1 500 collaborateurs, 6 000 fonctionnaires, 4 500 lobbyistes enregistrés, des milliers de textes votés… La machine est énorme mais le Parlement européen (PE) situé à Strasbourg reste une aberration. « L’essentiel du travail se fait à Bruxelles, là où sont toutes les institutions. On se fait un peu chier à Strasbourg », claque dans un bureau exigu Jean-Luc Bennahmias, député européen depuis 10 ans, d’abord Vert, puis Modem, membre du groupe ALDE, en rappelant que la France a mis la pression pour avoir « son » institution.
Un député européen passe environ une dizaine de jours par mois à Bruxelles pour se consacrer au travail législatif en commissions, mais il y vote et y débat également. Strasbourg, c’est plutôt l’affaire de 4 jours par mois, la face visible de l’iceberg. « Mais c’est aussi l’occasion de recevoir journalistes, délégations, ambassadeurs…», continue l’élu marseillais, aujourd’hui sans parti, qui ne se représentera pas. Cette organisation pousse à beaucoup de déplacements, le transport de centaines de caisses où transitent les dossiers etc. Un des symboles de la structure kafkaïenne de l’Union européenne. « C’est vrai que tout le monde pense qu’il serait plus simple de tout transférer à Bruxelles, admet l’eurodéputée Europe-Écologie-Les verts Michèle Rivasi. Mais pas avant de savoir concrètement ce qu’on va faire de cet immeuble. »
En attendant, le PE tente de trouver sa place au sein de cette structure transnationale qu’est l’UE. Depuis l’adoption du traité de Lisbonne en 2009, ses prérogatives ont été élargies à une quarantaine de domaines comme l’agriculture, la sécurité énergétique, l’immigration, la justice et les affaires intérieures, la santé… Mais il reste de nombreux domaines où la Commission européenne ne demande qu’un vote d’approbation (sur le traité transatlantique à venir par exemple, le Tafta, voir le Ravi 117) soit de consultation (fiscalité, concurrence, membres de la zone euro). Par ailleurs, concernant le budget « il y a eu quelques inflexions dernièrement mais il est vrai que juridiquement, la procédure budgétaire n’est pas normale », admet Sylvie Goulard, élue en 2009 et tête de liste UDI dans la circonscription Sud-Est. Le PE ne vote effectivement pas les recettes ni toutes les dépenses. Il a en revanche le pouvoir de rejeter le budget comme il l’a fait en 1999.
Séparation des pouvoirs ambigüe
Concrètement, la Commission, dont la politique est impulsée par les chefs de gouvernement des États membres à travers le Conseil européen, propose les lois qui sont amendées par le PE et le Conseil de l’UE (ou conseil des ministres) pour trouver un compromis, dans une procédure dite de codécision. La commission donne ensuite son aval ou non et, dans ce cas-là, une deuxième lecture est nécessaire. In fine, le PE a la possibilité de ne pas faire adopter une loi. Pour Sylvie Goulard, le PE se « résume à une démocratie clandestine. La hausse des prérogatives législatives n’est pas encore assez importante ».
De fait, le Parlement ne jouit pas totalement de son pouvoir législatif puisqu’il n’a pas la possibilité de proposer des lois. « Cela peut paraître étonnant, mais ce n’est pas beaucoup différent de ce qui se passe à l’Assemblée nationale, poursuit Sylvie Goulard. Les propositions de loi des députés suivent les recommandations du gouvernement, c’est hypocrite. » Selon Françoise Grossetête, élue UMP du Sud-Est et membre du PPE depuis 20 ans, même si le PE n’a pas l’initiative législative, il peut contraindre la Commission à proposer des directives « grâce à des déclarations écrites recueillant une majorité de signatures de députés ou en lui mettant la pression en organisant de grandes conférences de presse à Bruxelles ».
L’UE, c’est la recherche constante du compromis, ce qui peut donner cette image d’inertie qui lui colle à la peau. D’autant plus difficile à trouver avec 28 pays membres. « Oui, l’UE est trop élargie, mais cela a même été fait exprès par les ultralibéraux pour que rien ne change », s’exclame Jean-Luc Bennahmias. Ce consensus est possible par une organisation très spécifique et un clivage droite-gauche qui n’existe pas. « Il faut se battre pour aller chercher des majorités. Au-delà des partis, ce sont des personnalités qu’il faut convaincre, en dépassant le cadre de l’intérêt national », explique Michèle Rivasi. Marie-Christine Vergiat, membre de la GUE, indique par exemple, clope à la bouche dans le fumoir de la buvette, que « lorsque nous trouvons un compromis avec ALDE, les Verts nous suivent très souvent ». La loyauté à son groupe politique se fait également à géométrie variable. Cela est très flagrant en séance plénière au moment des votes, où il n’est pas rare de voir le rouge et le vert sur les boîtiers électroniques se côtoyer. Plus étonnant, en observant Jean-Luc Bennahmias dans l’hémicycle, on se rend compte qu’il vote presque à chaque fois l’inverse de son groupe : « Il reste très libéral sur la majorité des textes. Rassurez-vous, les mesures de rétorsion sont faibles », rigole-t-il.
Lobbies nationaux et industriels
« On ne sert pas à rien, assure Michèle Rivasi. Le PE a permis de grandes avancées comme le refus d’ACTA (1), l’adoption de la directive REACH (2) ou encore sur les perturbateurs endocriniens. » Un vrai pouvoir donc mais qui donne plutôt l’image d’un député européen en dernier rempart pour nous prémunir de lois liberticides ou ultralibérales. Moins souvent hélas comme l’étendard d’un porteur de projet européen. Le pouvoir exécutif de la Commission y est pour beaucoup mais si elle est accusée de tous les maux par les gouvernements nationaux, parfois à juste titre, elle sert aussi « d’épouvantail, de piédestal médiatique pour des effets d’annonce ». « Elle propose parfois des textes de lois innovants comme sur la sûreté nucléaire », confirme Michèle Rivasi.
Autre embûche pour les parlementaires, les fameux lobbies. Ils ont la possibilité de s’inscrire sur un registre mais cela n’est pas obligatoire. Pour certains députés comme José Bové (voir pages 17 et 21), ils sont un poison pour la démocratie en influençant la Commission et dans une moindre mesure les parlementaires. D’autres sont moins catégoriques : « les lobbies n’existent pas plus qu’au niveau national, ils restent des interlocuteurs et c’est aux députés de savoir faire la part des choses », estime Sylvie Goulard, ancienne conseillère de Romano Prodi lorsqu’il était président de la Commission. Pour Jean-Luc Bennahmias, « c’est un vieux serpent de mer : l’UE est construite sur des bases ultralibérales, pas étonnant que les lobbies des multinationales soient écoutés ». La société civile (ONG…) est également très active auprès des parlementaires, mais n’ont pas la même oreille à Bruxelles.
Enfin, nombre de députés s’accordent à dire qu’un des dysfonctionnements majeurs de l’UE reste le pouvoir d’influence et de blocage des États membres, en particulier les plus gros comme la France. Qui peut s’apparenter parfois à du lobbying : « l’Allemagne est très influente sur ses députés lorsque des textes qui empiètent sur l’industrie automobile sont votés par exemple », s’indigne Michèle Rivasi. Pour Jean-Luc Bennahmias, « les gouvernements influent sur le Conseil des ministres, qui a parfois du mal à respecter le traité de Lisbonne sur la codécision. Il y a des choses qui ne passent pas ». Tant et si bien que l’intérêt national passe parfois avant l’intérêt général de l’Europe.
Dernier exemple donné par Marie-Christine Vergiat, celle de la taxe Tobin sur les transactions financières : « la Commission s’est prononcée en 2010 pour cette taxe, certes encore à un niveau faible, elle devait rapporter 200 milliards d’euros par an. Puis les députés anglais proches de la City sont passés par là, Pierre Moscovisci a fait également pression pour réduire l’assiette et la vider de son sens. » Pour la militante des droits de l’Homme, pas défaitiste, le rôle d’un député européen « est de défendre une ligne politique pour laquelle il a été élu ». Reste à savoir quelle ligne ressort du chapeau une fois toutes les sensibilités passées dans la lessiveuse européenne.
Clément Chassot
1. ACTA ou l’accord commercial anti-contrefaçon (ACAC) est un traité international multilatéral sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle. Le Parlement s’est déchiré avant de voter finalement contre en 2012.
2. Adoptée en 2006, son objectif est d’améliorer la protection de la santé humaine et de l’environnement par plus de contrôles et de restrictions sur les produits chimiques.