« N’ayez pas peur »
Mardi, 11h
Après avoir raté de peu son avion, le journaliste du Ravi débarque dans le quartier du Parlement européen à Strasbourg, plutôt isolé du reste de la capitale alsacienne. Maisil fait beau et l’endroit est paisible. La dernière session plénière de la mandature 2009-2014 a commencé la veille.
11h10
La rangée de drapeaux des 28 pays membres précède l’impressionnante tour du Parlement, aux grandes baies vitrées et à l’effet de style « inachevé » comme pour filer la métaphore de la constante construction européenne. Après être passé aux contrôles de sécurité, c’est la grande débrouille. La tour jouxte un autre bâtiment énorme, où les corridors interminables se succèdent aux passerelles, bureaux, ascenseurs, studios télés, bars et restaurants… Ça brasse dans tous les sens et dans toutes les langues. L’énorme hémicycle est bien visible avec son enceinte en bois. Mais Il faudra plus d’une demi-heure pour trouver l’entrée dédiée à la presse.
12h55
L’Hémicycle est très spacieux, couleur bleu Europe et lumière d’un blanc intense. Le public se situe plusieurs mètres au-dessus des députés. Une dizaine de députés siègent pour ce qu’on appelle les explications de vote, après que les débats et les votes aient eu lieu. L’exercice est réputé très ennuyeux. Ce midi, l’essentiel porte sur des textes nécessaires à la mise en place de l’union bancaire, par exemple sur la garantie des dépôts des particuliers en cas de faillite bancaire. Tout le monde approuve.
14h00
Après une salade (le Ravi est svelte) au bar des journalistes, une bière est proposée dans la cour du Parlement par une délégation tchèque appartenant au groupe politique ECR. Des conservateurs, ligne De Villiers. On hésite à refuser.
14h55
La session de débats de l’après-midi va s’ouvrir. Un huissier en queue de pie, chemise de cérémonie ornée d’un nœud papillon blanc et d’une très bling-bling chaîne en métal, s’assure que tout est en place. A peine trente députés seront présents : ils suivent pour leur groupe spécifiquement les dossiers exposés. Une grande impression de vide.
15h47
Arrivent les débats sur une directive d’une haute importance, celle sur les travailleurs détachés. Si si, la fameuse directive Bolkestein et son plombier polonais qui a mis le feu à l’Europe en 2006 avec le dumping social que cette dernière a institutionnalisé. Après 5 ans de négociations (!), un compromis trouvé entre le Parlement, le Conseil des ministres et la Commission est soumis au vote. Il prévoit la possibilité pour les Etats membres d’intensifier les contrôles sur le travail au noir (mais seulement s’ils le souhaitent) et de punir les grandes entreprises lorsque l’un de leur nombreux sous-traitants est en faute (mais uniquement dans le bâtiment). Enfin, la directive est censée mieux encadrer le droit des affaires pour éviter les faux détachements, via des entreprises fictives enregistrées là où les charges sont les plus basses.
15h54
Avec sa gestuelle bien connue, on reconnaît de loin Jean-Luc Mélenchon qui bavarde avec un collègue.
16h00
Les représentants de la Commission et du Conseil, qui siègent au Parlement, non loin de la présidente de séance, congratulent tout le monde, se réjouissent de cet accord qui va dans l’intérêt du million de travailleurs détachés de l’UE. On parle assez vite et les traducteurs ont parfois de gros blancs.
16h15
Si de nombreux députés déplorent encore les méfaits du dumping social et le fait que le texte n’aille pas assez loin, la plupart s’accordent sur le fait que c’est toujours mieux que rien. Le texte sera largement adopté le lendemain.
16h25
Certains cherchent tout de même à se faire remarquer. Marine Le Pen, toute à droite de l’hémicycle, prend la parole. « Cette directive criminelle est le symbole d’une Europe libérale dont les citoyens ne veulent pas, un moyen d’aligner les salaires sur ceux des plus bas et de mettre en œuvre le dumping social. » La chef du FN parle de déferlante de travailleurs étrangers low cost et dénigre ses pairs, bref le blabla habituel. Un député polonais conservateur lui répond : « Vous vous servez de craintes nationalistes, voire socialistes (sic) dans votre pays. Ne croyez-vous pas que l’immigration, comme aux Etats-Unis, peut rendre votre économie plus performante ? »
16h33
C’est au tour de l’autre tribun, Mélenchon, de s’exprimer. Il n’a pas allumé le bouton de son micro. « Il faut l’employer plus souvent », tance la présidente belge de séance, sourire en coin. Méluche reprend : « Il n’y a pas de liberté sans égalité qui puisse produire quelque fraternité entre les travailleurs du continent. […] Sans cela, ils ne sont pas exploités pour leurs compétences mais leur compétition. »
18h10
Nicolas Dupont-Aignant a organisé un happening devant le Parlement (il n’est pas député) avec une vingtaine de militants en cocarde, ou drapeau à la main. Il répond à quelques journalistes. « L’enjeu est qu’un maximum d’eurosceptiques soient élus pour créer une minorité de blocage. » Petite sortie sur les Roms, c’est toujours gratuit : « Un pays c’est comme une maison, on doit la fermer à clé et ouvrir la porte à ses amis. » Petit clin d’œil au journaliste du Ravi avant qu’il ne parte. Frissons.
Mercredi, 9h00
Le débat de ce matin remplit les bancs du Parlement. On va parler de la Première Guerre mondiale et des leçons à en tirer. Martin Schultz préside, José Manuel Barroso, président de la Commission, a fait le déplacement. C’est surtout l’occasion pour des députés en fin de carrière, comme le co-président du groupe des verts, Daniel Cohn-Bendhit de prendre la parole pour une dernière fois après 20 ans de députation. Un plaidoyer contre les extrêmes et pour une Europe fédérale plein d’éloquence : « N’ayez pas peur ! » Ovation et hommage du président Schultz.
10h22
Un débat exceptionnel porte sur la situation en Ukraine. Le Parlement adoptera une résolution appelant à un renforcement des sanctions en qualifiant les agissements de la Russie d’actes d’agression contre l’Ukraine. Osé mais ne contraignant personne.
12h00
On passe aux votes. Tout le monde ou presque est là car louper plus de 50 % des votes équivaut à une coupe d’autant dans les indemnités perçues par les députés… L’exercice est assez abscond. Les députés se prononcent sur des textes numérotés dont on ne sait pas vraiment sur quoi ils portent. La plupart des votes se font à main levée, certains députés ne la levant d’ailleurs jamais. D’autres, plus importants, sont faits électroniquement afin de savoir qui a voté exactement quoi.
14h00
Repas au self du Parlement. Les cuisines doivent faire 20 fois la taille des locaux du Ravi.
16h00
Les débats continuent mais ça sent la fin. Le bar des députés marche à plein et une délégation hongroise organise une dégustation de vin local.
Jeudi, 12h00
C’est la dernière session de vote. A peine terminée, c’est la cohue. Tout le monde se casse, les députés et leur armée de collaborateurs, fonctionnaires… La cohorte de berlines avec chauffeurs commence. Tout ce petit monde se retrouvera, ou pas, en juillet prochain. Place à la campagne.
Clément Chassot