Tafta ou la métamorphose
Imaginez un monde sans salaire minimum, sans protection sociale, sans service public. Un monde où l’action de l’Etat se résumerait aux fonctions régaliennes, la puissance publique s’effaçant devant celle économique, celle des multinationales faisant sauter un à un les verrous sanitaires, environnementaux et sociaux : gaz de schiste, OGM, viande boostée aux hormones et nettoyée au chlore… Si le cauchemar de Kafka était administratif, celui de Tafta est économique.
Bienvenue au pays de Tafta, le traité visant à libéraliser totalement échanges commerciaux et investissements entre l’Europe et les Etats-Unis (1). Un traité dont les négociations auront eu lieu dans la plus grande discrétion, les grandes puissances préférant, aux négociations planétaires, des ententes bilatérales et, à la publicité, des discussions au pas de charge et en catimini. Pourtant, à la clé, grâce à la disparition des droits de douane et des barrières non tarifaires, il y aurait des centaines de milliers d’emplois, des gains de croissance jusqu’à 1 %, l’équivalent de 120 milliards d’euros. Soit, pour chaque ménage, 545 euros par an.
De quoi séduire dans une région qui, tout en étant au troisième rang de la production de richesses en France, est particulièrement marquée par le chômage et la pauvreté. Pourtant, le 21 février, à l’initiative du Front de Gauche, le Conseil régional a déclaré Paca « zone hors Tafta » (la droite refusant de participer au vote, le FN votant contre, le PS et EELV votant pour). Localement, des candidats aux municipales ont, eux aussi, dit leur refus. Reste qu’à la veille des européennes, l’Elysée aura donné le « la » en appelant à une accélération des négociations avec celui qui, il y a 70 ans, débarquait en Provence pour la libérer.
Ethique ou économie ?
Or, localement, les conséquences risquent d’être dramatiques. Si la culture (principalement le grand et le petit écran), au nom de la sacro-sainte exception, est exclue des négociations, ce n’est pas le cas de l’agriculture, jusque-là protégée par les droits de douane. Or, face à l’industrie agro-alimentaire US qui conjugue gigantisme, productivisme, OGM et hormones, comment pourrait résister une région où, au-delà de sa production viticole, maraîchère et ovine, sont nées les Amaps (Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne) ? Pour la Marseillaise Christine Mendelsohn, qui dix ans durant, a suivi pour le PC les dossiers européens, « face au mastodonte américain, l’agriculture raisonnée, les circuits courts n’ont aucune chance. Au Mexique, suite à l’Alena (2), l’accord de libre-échange avec les USA et le Canada, c’était par milliers que les fermes mettaient, chaque jour, la clé sous la porte. »
De fait, ce qui est en ligne de mire, ce ne sont pas seulement quelques secteurs identifiés – comme l’automobile, les assurances ou la communication – mais les fameuses « barrières non tarifaires ». En clair, les normes, règles et règlements qui régissent la santé, l’environnement… Adieu donc les marchés paysans, les petites producteurs et bienvenue aux OGM et autre bœuf aux hormones…
Par essence, cette refonte des normes ira bien au-delà de nos assiettes. Le secteur de la chimie sera lui aussi en première ligne. En effet, si, en Europe, c’est à l’industriel de prouver que le produit qu’il veut mettre sur le marché n’est pas dangereux, aux USA, c’est aux autorités de démontrer sa dangerosité. D’où des normes plus souples. Une bonne nouvelle pour la pétrochimie en Paca ? « Pas du tout, rétorque Guy Desmero, secrétaire CGT du CE de Lyondellbasel. On a beau être dans la chimie, on est aussi garant de la sécurité et de la santé. Entre un encadrement drastique et attendre que des gens meurent pour retirer un produit, notre choix est déjà fait. C’est une question d’éthique. Même d’un point de vue économique, si l’on doit faire face à des produits dont les normes sont moins contraignantes, on est mort. On commence déjà à le ressentir avec les produits dérivés du gaz de schiste… »
On peut résister !
C’est, en Paca, l’un des gros enjeux. Avec Tafta, c’en est fini de l’interdiction d’explorer les sous-sols de la région à la recherche de ce gaz si cher au ministre du Redressement productif. Notamment du fait du « mécanisme de règlement des différends investisseur-Etat », un système d’arbitrage privé qui permettra à n’importe quelle firme d’attaquer toute décision (d’un Etat mais aussi d’une région, d’un département, d’une commune) qu’elle considérera comme attentatoire aux profits qu’elle comptait réaliser ! Et ce, sans avoir à en passer par un tribunal classique. Via un dispositif analogue, une compagnie US réclame 250 millions de dollars au Canada pour un moratoire sur l’extraction de l’huile et du gaz de schiste dans la province du Québec…
C’est le même mécanisme qui, au nom de la protection intellectuelle, peut conduire à la remise en cause des médicaments génériques. Mais, c’est surtout, tonne la conseillère régionale Front de Gauche Anne Mesliand, « ce qui risque de mettre à mal l’ensemble des services publics. L’école, la santé, les transports… Or, nous sommes dans une région qui souhaite les constitutionnaliser. Et qui, dans les politiques qu’elle mène, porte un certain nombre d’exigences. Sociales, environnementales, économiques. Avec ce traité, ces politiques seront remises en cause. »
Impossible avec Tafta de remunicipaliser, comme à Arles, les parkings ou les cantines. Et encore moins d’envisager, pour la gestion de l’eau, un retour en régie directe. Idem, dénonce Christine Mendelsohn, « quand une commune ou une collectivité voudra favoriser les entreprises locales et donc l’emploi. Avec Tafta, les appels d’offre devront être ouverts à tous. C’est-à-dire, avant tout, aux multinationales… »
Et autant dire que le rachat par une collectivité comme Marseille Provence Métropole des terrains, des bâtiments et des machines de l’usine de thé Fralib équivaudrait, pour les apôtres de la main invisible, à un crime digne de la collectivisation des moyens de production ! Sourire d’Olivier Leberquier, délégué CGT : « Déjà, à l’époque, on savait qu’avec ce qu’a fait MPM, on jouait les équilibristes. On était sur le fil du rasoir. Mais demain, avec un tel accord, ce serait tout bonnement impossible. » Faut-il d’ailleurs s’étonner que, parmi les multinationales participant aux négociations du Tafta, on trouve… Unilever, la firme qui aura voulu délocaliser en Pologne l’usine de thé de Gémenos ? Une firme dont le PDG vient de recevoir, comme le rapporte Bastamag, un bonus d’un demi-million d’euros pour sa contribution au « développement durable »…
Un développement durable mais pas pour tout le monde. En 20 ans, l’Alena (2) aura détruit près d’un million d’emplois. Et, au passage, accentué la pression à la baisse sur les salaires et les droits des travailleurs. Ce n’est donc pas tout à fait par hasard si la région Paca est à la pointe dans la lutte contre Tafta : désindustrialisation massive, agriculture en jachère, édiles locaux n’hésitant pas à vendre à la découpe leur ville au privé… Dans une région marquée par la pauvreté, la précarité, il n’y a guère que les services publics qui, malgré les attaques, jouent le rôle de rustine.
Mais pas question de baisser les bras. Avec l’exemple du rejet de l’Ami (2) et plus récemment de l’Acta (2) grâce à la mobilisation citoyenne, Anne Mesliand veut croire que « s’opposer à un tel accord n’est pas que symbolique ». Surtout à la veille des européennes. Et Olivier Leberquier de Fralib de conclure : « En privilégiant les circuits courts, en misant sur les partenariats de proximité, les initiatives locales, je suis sûr qu’on peut résister à de tels rouleaux compresseurs. » C’est vrai qu’en Paca, les chemins de traverse, on connaît. Et gueuler, aussi. Alors Tafta gueule…
Sébastien Boistel
1. Pour plus d’info, consulter le site http://stoptafta.wordpress.com/ ainsi que le récent ouvrage de Danièle Favari, « Europe-Etats-Unis, les enjeux de l’accord de libre-échange, les coulisses du Tafta » (chez Yves Michel)
2. Voir glossaire ci-dessous