La SNCM tombe de son siège
« On a mangé les sous ! » Deux ans après la vente de l’historique siège social de la SNCM, situé dans le quartier de la Joliette à Marseille, les marins CGT l’ont toujours aussi mauvaise. Le siège a été cédé 15 millions d’euros en février 2012 à JDML, une société détenue par ANF et Eiffage Immobilier (1), pour officiellement renflouer les caisses de la compagnie maritime. Mais la SNCM est toujours au bord du naufrage (voir ci-dessous) et le pactole quasiment parti en fumée…
« Veolia, notre actionnaire, considérait en 2012 que nous devions devenir locataires. Mais on a quitté le siège de la Joliette au moment où le quartier était mis en valeur [et] ça a été une mauvaise opération financière », dénonce Maurice Perrin, de la CFE-CGC. Situé au cœur de l’opération nationale Euroméditerranée, l’immeuble de 5 782 m2 fait aujourd’hui face au Mucem, sur un front de mer requalifié par les pouvoirs publics. D’ailleurs, pour Henri Proglio, PDG de Veolia au moment de son entrée au capital de la SNCM, l’investissement se justifiait par les « plus-values latentes » sur les bijoux de la compagnie, dont « quelques dizaines de millions d’euros sur le siège » (2). Aujourd’hui, beaucoup de professionnels de l’immobilier estiment que 15 millions d’euros a été un bon prix pour les deux parties.
ANF et Eiffage Immobilier ont, c’est certain, de toute façon fait une très bonne affaire ! Car les deux compères ont dans leurs cartons un projet de bureaux, commerces, hôtellerie, habitations et parkings (25 000 à 30 000 m2) à 50 millions d’euros qui promet une jolie culbute. Mieux, pendant deux ans la SNCM a versé un loyer annuel de 1,05 millions d’euros (hors taxes et hors charges) aux nouveaux propriétaires, en attendant de s’installer dans son nouveau siège rue de Ruffi, à quelques centaines de mètres de l’ancien. Un bâtiment qu’elle loue depuis le 1er janvier à… ANF !
15 millions qui valent 19
Pour la SNCM, l’intérêt de la vente reste très largement à démontrer. La compagnie maritime aurait pu espérer quatre millions de plus. Car ANF et Eiffage immobilier n’ont pas signé un chèque de 15 millions d’euros pour l’immeuble, mais de 19 millions d’euros ! Les deux compères semblent avoir privilégié un montage exotique plutôt que de traiter avec la SNCM, en accord avec cette dernière. Bien installés à Marseille, les deux poids lourds de l’immobilier se sont faits devancer par un inconnu, Gaston Holding, une obscure société luxembourgeoise sans activité ni fonds propres (3), avec qui la SNCM a curieusement signé une promesse de vente le 6 octobre 2011 (4). « Le site est remarquable et extraordinairement bien placé, [mais] à l’époque nous avions une rénovation de notre patrimoine en cours », justifie Xavier de Lacoste Lareymondie, directeur général d’ANF. Une étourderie qui coûte quand même cher…
Résultat, la société immobilière d’investissement et le promoteur ont dû composer avec l’acquéreur. Et effectuer au moins quatre virements supplémentaires. Dont trois « pour des contrats conclus précédemment par Gaston Holding », explique le « document de référence 2011 » d’ANF Immobilier : 800 000 euros d’intermédiation (montage de l’opération), 300 000 euros d’honoraires d’avocats et 1 million d’euros d’asset management (gestion d’actifs). Le tout hors taxes, évidemment. Le dernier contrat est particulièrement intéressant. Il a été conclu en septembre 2011 avec Colony Capital SAS, branche française d’un fonds d’investissement américain, dont le président de l’époque, Sébastien Bazin, était membre du conseil de surveillance… d’ANF, comme le rappellent ses commissaires aux comptes dans le même document !
Le quatrième virement, également d’un million d’euros, est à destination d’un certain Christophe Fournage, unique actionnaire de Gaston Holding. Il correspond au rachat des 3000 parts à un euro de la société luxembourgeoise dans JDML. Pour récupérer la promesse de vente, ANF et Eiffage Immobilier se sont en effet associés avec Gaston Holding dans une société au capital de 10 000 euros (35 % ANF, 35 % Eiffage, 30 % Gaston Holding). Cette dernière est constituée le 27 février 2012. Le même jour, Gaston Holding s’engage à céder ses parts dès la signature de la vente. Qui est effective le lendemain ! Pour Christophe Fournage la culbute est donc royale !
Une curieuse litière
Plus que magicien, ce quadra est surtout un drôle de paroissien. A la signature du contrat d’asset management avec Colony Capital SAS et de la promesse de vente avec la SNCM, l’unique actionnaire de Gaston Holding est toujours directeur opérationnel chez… Colony Capital SAS ! Une boîte qu’il quitte en janvier 2012 pour Les Docks Lyonnais (filiale de la banque suisse UBS), une société foncière propriétaire de pieds d’immeubles dans le très chic quartier Grôlée de la capitale des Gaules, dont il prend la direction générale (5). Il n’y laissera pas que des bons souvenirs : si le poste lui offre assez de temps libre pour finaliser l’opération SNCM plus quelques projets autour de Marseille, son gestionnaire d’actifs, Shaftesbury, réclame aujourd’hui 38 millions d’euros aux Docks Lyonnais pour rupture de contrat et a déposé plainte pour abus de pouvoir (6) !
Las but not least, Christophe Fournage a une certaine maîtrise les arcanes luxembourgeoises. Le 4 octobre 2011, deux jours avant la signature de la promesse de vente, apparaît pour la première fois Gaston Holding, nouvelle dénomination donnée à une société qu’il possède. Le 31 janvier 2012, il cède l’ensemble des parts sociales de Gaston Holding à une autre de ses sociétés du grand duché, Premium Capital Energie Luxembourg. Enfin, en juin 2012 cette dernière devient Premium Capital Holding Luxembourg (7). « Dans ce montage, la traçabilité de l’argent est délicate. Quel est [son] intérêt si ce n’est commencer à cacher la merde du chat », analyse Gilles Duteil, directeur du centre d’études des techniques financières et techniques. Et ce spécialiste de la criminalité financière de s’interroger : « Quid de la plus-value des parts ? Quel est le bénéficiaire économique des opérations ? » « Cette promesse valorisée au Luxembourg pose effectivement question », abonde un avocat, spécialiste du droit immobilier.
Pour le reste, ce juriste juge le montage des plus classiques : « Le rachat des parts à une société luxembourgeoise peut s’expliquer par une recherche d’optimisation fiscale. » Une efficacité qui manque à la SNCM. Marcel Faure, secrétaire CGT du comité d’entreprise : « Il ne reste plus que les bateaux et les marins. » Pour combien de temps ?
Jean-François Poupelin