Comment Gaudin a vendu Marseille aux promoteurs
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« Je n’ai jamais été inquiété par la justice », se vante régulièrement Jean-Claude Gaudin, notamment en période électorale (cet article a été publié dans le mensuel le Ravi et sur le site de Mediapart en mars 2014 avant les élections municipales). Une rengaine écornée par l’ouverture début 2014 d’une enquête préliminaire pour des soupçons de favoritisme visant un des satellites de la Ville. Les magistrats financiers se sont étonnés de la générosité de la société d’économie mixte Marseille Aménagement, bras armé immobilier de la ville, envers une famille d’entrepreneurs marseillais. Les faits se déroulent à la Capelette, un ancien quartier ouvrier de l’Est de Marseille où le départ des industries a laissé des friches béantes. En 2003, Marseille Aménagement rachète sur cette zone d’aménagement concerté (ZAC) un terrain pour y construire un palais de la glisse. Le terrain est squatté par Laser Propreté, une société de nettoyage industriel appartenant à la famille Lasery, dont la convention d’occupation est pourtant résiliée depuis 1998. Jackpot : fin 2004, Marseille Aménagement indemnise Laser Propreté à hauteur de 2 millions d’euros, alors que le bail prévoyait une indemnité maximale de 193 000 euros (et même seulement 153 000 euros selon l’évaluation du service des domaines) !
En décembre 2011, Marseille Aménagement revend de gré à gré le terrain voisin (dépollué et en partie aménagé à ses frais en 2013) à un groupe de promoteurs qui souhaite y construire le centre commercial Bleu Capelette. Il s’agit d’Icade (filiale de la Caisse des dépôts et des consignations) et de Sifer, une société dirigée par Eric Lasery, l’un des associés de Laser Propreté, qui n’a pourtant aucune expérience dans le domaine. A en croire les déclarations d’un cadre d’Icade, les deux affaires semblent avoir été négociées à peu près à la même période. « Il y a dix ans maintenant, nous avons imaginé un centre commercial avec une composante loisirs importante à l’entrée Est de Marseille », a indiqué Antoine Nougarède, directeur de l’immobilier commercial chez Icade, dans La Provence en avril 2013. D’où les soupçons de favoritisme. Contacté, Eric Lasery parle d’« extrapolations ». « Le seul reproche de la CRC [qui concerne Sifer, ndlr] est de ne pas avoir mis en concurrence, mais ça il faut demander à Marseille Aménagement », rectifie-t-il. Avant de lâcher : « Tous les terrains sont vendus à Marseille sans concurrence, donc il n’y a pas eu d’exception pour nous. »
Parapluie
L’entourage du candidat Jean-Claude Gaudin a aussitôt ouvert le parapluie. « La mairie nʼa rien à voir directement avec cette affaire, nous a répondu Claude Bertrand, son directeur de cabinet. En 2013, la Chambre régionale des comptes est intervenue sur Marseille Aménagement et non sur la Ville. En tant que société d’économie mixte, elle assumait la maîtrise d’ouvrage de ses opérations. » C’est oublier que ce sont des élus UMP, dont Gaudin, qui ont présidé la SEM, récemment absorbée par une nouvelle SPL (Société publique locale). « Boumendil, le directeur de Marseille aménagement [de 1998 à 2013, Ndlr] prenait ses ordres chez Loisel [directeur de cabinet adjoint du sénateur-maire UMP, décédé en 2011, Ndlr] et Bertrand », précise d’ailleurs un observateur avisé.
L’affaire est symptomatique du fonctionnement opaque de la ville lorsqu’il s’agit d’immobilier. Dans son rapport sur Marseille Aménagement, la CRC a également épinglé la réhabilitation du centre ville, confiée au privé à travers trois périmètres de rénovation immobilière (PRI) créés entre 1993 et 1995. Près de vingt ans et 60 millions d’euros de dépense communale plus tard, « 40 % des logements qui devaient être réhabilités dans les PRI Centre-ville et Thubaneau, n’avaient toujours pas fait l’objet de travaux à la date du 31 décembre 2009 », manque de s’étouffer la juridiction financière. Qui dresse un panorama aussi prévisible que désastreux de ces opérations : préemption des immeubles et revente à des investisseurs au gré à gré sans aucune transparence, défiscalisations massives et subventions à gogo sans contrôle de la réalité des travaux de rénovation. Dès 2000, l’association «Un Centre ville pour tous» avait documenté ces dérives de façon très étayée. Sans effet (1).
A la grâce de dieu
Autre exemple, les ZAC. On n’y envisage souvent la création des réseaux nécessaires, des transports en commun et des équipements publics qu’après coup, une fois les programmes commercialisés. « Le problème de fond à Marseille est qu’il n’y a ni vision, ni projet, regrette Valérie Décot, nouvelle présidente du syndicat des architectes des Bouches-du-Rhône. Lyon, Bordeaux, Lille ont pris en main leur destin. Les maires se sont entourés de professionnels compétents pour retisser des liens entre les centres villes et les quartiers défavorisés. Pas ici. » La ville a, par exemple, attendu janvier 2014 pour se doter d’un architecte conseil et n’a pas d’adjoint à l’urbanisme. Elle a également usé cinq directeurs de l’urbanisme depuis 1995 et a beaucoup tardé à se constituer une réserve foncière.
Du coup, les promoteurs, à l’affût des opportunités, ont souvent un coup d’avance et débarquent dans les services avec des projets clefs en main. « Ils ont rempli toutes les dents creuses », reconnaît le promoteur Marc Pietri, qui ajoute que Claude Gaudin a été le pape de la paix sociale. « Cette ville en 1995 aurait dû exploser. Quand il arrive, il faut absolument produire du logement car il n’y a rien », rappelle le PDG de Constructa. Le sénateur-maire UMP leur a également offert en pâture les dernières réserves foncières de la ville, comme les 350 hectares du domaine bastidaire de Sainte-Marthe (14e arr.). Mais c’est un ancien cadre de la Ville qui résume le mieux la philosophie de l’équipe Gaudin : « Il faut construire beaucoup de logements, ne mettre aucun obstacle, tout cela fera du mouvement et Dieu reconnaîtra les siens. »
L’objectif politique est plus ou moins avoué : maintenir un électorat ou changer celui d’un secteur. Longtemps l’obsession de Jean-Claude Gaudin fut de ramener « les habitants qui paient des impôts » dans un « centre envahi par la population étrangère ». Et donc faire du logement haut de gamme. « Puis ils se sont rendu compte qu’une partie de leur électorat, la petite classe moyenne, ne pouvait plus se loger, donc ils ont essayé de faire baisser la fièvre », décrypte William Allaire, journaliste spécialiste du BTP. Avec une confiance dans le privé, qui laisse pantois certains professionnels. « Du fait que Marseille est une ville pauvre, on est prêt à faire beaucoup de concessions, sur la qualité architecturale, les logements sociaux, les espaces publics, etc. », estime un architecte du cru.
Simplification des procédures
« On » est aussi prêt à quelques libéralités. Comme celle qui vaut à Marseille Aménagement son enquête préliminaire. Lancer des appels à projet avant de céder des terrains à des promoteurs ? Une « complexification parfaitement inutile », balaie Dominique Vlasto, adjointe au maire Jean-Claude Gaudin qui lui a succédé à la tête de Marseille Aménagement. «Mettre les terrains aux enchères, ce serait dramatique car le coût des logements exploserait », prétend de son côté Yves Moraine, porte-parole de campagne de Jean-Claude Gaudin et président de la Soleam, la SPL qui a remplacé Marseille Aménagement. « Cette façon de faire, sans mise en concurrence sur la qualité du projet et sans contrepartie en création d’espaces publics, c’est la porte ouverte à tous les arrangements », critique Valérie Décot.
La ville s’est d’ailleurs fait taper plusieurs fois sur les doigts par le tribunal administratif pour sa générosité avec des promoteurs (2). Les plus récentes : une ristourne de 300 000 euros à Kaufman & Broad sur la vente d’un terrain (2011) et une aide économique de 2,5 millions d’euros à Axa pour la transformation de l’hôtel Dieu en un cinq étoiles (2012). Sans que cela n’affole l’hôtel de Ville. Le 7 octobre 2013, Jean-Claude Gaudin a fait voter la cession du seul espace public du quartier Corderie (7e arr.) pour 3,4 millions d’euros à une filiale de Vinci, qui veut y construire 109 logements depuis dix ans. Avec une discrète ristourne d’un millions d’euros pour racheter le volume nécessaire à l‘édification une sortie d’école supprimée par le projet (3). Le même jour, le sénateur-maire UMP a glissé dans les derniers rapports de la séance l’acquisition au groupe Eiffage de neufs étages d’un bâtiment à construire. Coût : 37,6 millions d’euros. « Un soutien au démarrage d’Euroméditerranée 2 », s’est à l’époque justifié l’adjoint aux finances, qui rappelle le geste d’Eugène Caselli, président PS de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (MPM), envers la tour La Marseillaise de Marc Pietri (voir ci-contre).
Short list
Il y a aussi plus subtil. « Une petite poignée d’architectes se partagent le marché local », dénoncent des gens du métier. Parmi les heureux élus, qui se tapent régulièrement le haut de l’affiche dans les programmes privés comme sur les marchés publics, Didier Rogeon, Tangram, Roland Carta, etc. Le premier, qui a coréalisé L’Alcazar (bibliothèque municipale à vocation régionale), la nouvelle station d’épuration Géolide et nombre de programmes résidentiels à Marseille, est ainsi l’un des architectes associé à la rénovation du stade Vélodrome, un PPP (partenariat public privé) attribué en 2010 par Jean-Claude Gaudin à Arema (Bouygues). Avec, à la clef, la réalisation d’un quartier entier autour du stade : 100 000 m2 de bureaux, hôtels, commerces et habitations ! « De quoi faire travailler son cabinet dix ans », note un confrère envieux. « Mesquineries entre architectes, balaie Claude Bertrand, directeur de cabinet de Gaudin. Les exemples des cabinets marseillais que vous citez sont parmi les plus gros de Marseille, voire de France. Il est donc probablement assez normal que ces agences soient plus visibles dans notre Ville. »
« Lorsqu’un promoteur veut construire, on lui demande le nom de l’architecte, accuse pourtant un « mesquin ». S’il ne convient pas, on lui donne une liste de 5 ou 6 noms. » Ce que dément Claude Bertrand qui dit ne jamais intervenir sur les permis de construire. « Il n’y a pas de short list », assure également Roland Carta, architecte bien en cours à droite comme à gauche. En 2012-2013, son cabinet a enchaîné les (co)réalisations : Musée d’histoire de Marseille, Mucem, Silo, Fort Saint-Jean, Hôpital européen, rue de la République, siège de la SNCM, etc. L’architecte, grand copain de Marc Pietri, reconnaît quand même à demi-mot que « le promoteur cherche un architecte avec qui il va pouvoir s’entendre et concomitamment il va faire valider le nom. Voir s’il n’y a pas de difficultés ».
Mauvaises habitudes
Encore plus discrètes, les relations d’affaires entre l’équipe Gaudin et les promoteurs. En mai dernier, La Marseillaise révèle par exemple que Philippe Berger, ancien adjoint au sénateur-maire UMP de Marseille, délégué à la prévention des risques et qui « a vu défiler les demandes de permis de construire déposées par le promoteur Progéréal », a créé en 2011 une entreprise qui travaille notamment pour… Progéréal.
De son côté, Roland Blum, premier adjoint et député jusqu’en 2012, spécialisé dans le droit de la construction, a beaucoup plaidé à l’Assemblée nationale contre « les recours abusifs » contre les permis de construire. Encore mieux, José Allegrini, successeur de Philippe Berger à la prévention des risques, intervient dans un contentieux immobilier à 3,2 millions d’euros entre la ville de Marseille et la Deutsche Bank, garant d’un promoteur poursuivi pour escroquerie (Le Canard Enchaîné, 26/02). Il assure n’être qu’une « simple boîte aux lettres pour un confrère parisien ».
Tout aussi désintéressé, Yves Moraine. Le cabinet du nouveau dauphin de Gaudin apparaît dans la même affaire. Mais aussi dans celle qui a opposé Vinci et Eiffage à Marseille Provence Métropole (MPM) à propos du tunnel Prado Sud. Les deux géants du BTP ont obtenu une rallonge de 24 millions d’euros – ils demandaient 81 millions d’euros – pour des travaux non prévus au contrat (4). A sa décharge, Yves Moraine n’a pas voté les délibérations concernées. « Je m’occupe de contentieux commercial et de droit social, je n’ai pas de clientèle avec mon activité politique », se défend le maire des 6e et 8e arr. Et de jurer la main sur le cœur : « Mon associé est avocat de la fédération du BTP et de grands groupes [du BTP, Ndlr], mais il pâtit de mon activité politique. » Ce qui n’est pas visible à première vue…
« Les grands groupes ont pris des habitudes », se désespère un cadre de MPM, qui voit revenir Vinci par la fenêtre. La multinationale a obtenu en début d’année le droit de défendre son projet de prolongement du tunnel Prado Sud – estimé à une quarantaine de millions d’euros -, alors que deux études des services de la collectivité ont conclu à son inutilité…
Louise Fessard (Mediapart) & Jean-François Poupelin (le Ravi)
Enquête publiée dans le Ravi n°114, daté en mars 2014