« J’ai quitté la Syrie avec deux sacs et mes crayons »
Avec la double casquette de journaliste et de caricaturiste, est-ce que votre parcours professionnel dans la Syrie des El-Assad, père et fils, a été simple ?
J’ai fait des études de journalisme qui n’ont été qu’un prétexte finalement pour faire du dessin de presse ! J’ai commencé comme caricaturiste dans les pages économiques du quotidien gouvernemental Tichreen. Dans les années 2000, je publiais trois dessins par jour et un article dans la même page. À l’époque d’Hafez El-Assad [1970-2000, père de Bachar El-Assad, Ndlr], il n’y avait que trois journaux et une seule chaîne de télé. Nous étions seulement cinq dessinateurs de presse très limités par la censure. En 2001, Bachar El-Assad a autorisé la diffusion des journaux privés comme le satirique, Al Domari, que l’on pourrait traduire par « allumeurs de réverbère », l’équivalent du Canard enchaîné, créé par le dessinateur Ali Farzat. Tous les dessinateurs syriens ont travaillé dans ce journal. Mais finalement deux ans après, Bachar El-Assad l’a fait fermer. Pour ma part, j’ai toujours testé les limites. En 2006, j’ai caricaturé le premier ministre dans le journal gouvernemental Al-Thawra (La Révolution), puis chaque semaine un ministre différent pour dénoncer les problèmes économiques et sociaux. Mais après un an ma page s’est arrêtée. J’ai réalisé des dessins animés aussi pour la télé officielle jusqu’en 2010. Mais que ce soit pour la caricature ou pour la presse, la critique du pouvoir était impossible. Quoi qu’il en soit mon dessin a toujours servi mon écriture et vice-et-versa.
Pourquoi avoir quitté la Syrie en novembre 2012 ?
J’ai travaillé avec le grand dessinateur syrien Ali Ferzat, qui a eu les doigts brisés parce qu’il a osé caricaturer Bachar El-Assad. Mon ami Akram Raslan, avec lequel j’ai fait le service militaire et mon cursus universitaire, avec lequel j’ai travaillé à Tichreen, a lui aussi publié via un site internet saoudien une caricature de Bachar : il s’est fait interpeller le lendemain et a été torturé à mort. J’ai vécu beaucoup de malheurs en Syrie. J’ai décidé de partir avec ma famille, j’ai tout laissé derrière moi. J’ai seulement emporté deux sacs et mes crayons. J’ai décidé de continuer à dessiner. J’avais envie de témoigner de tout ce que j’avais vécu, et pour cela il fallait partir.
Installé en France depuis 2014, est-ce que vous arrivez à exercer votre métier ?
À mon arrivée en France j’ai essayé de reconstruire ma vie. J’ai appris le français. J’interviens dans les collèges et lycées grâce à Cartooning for peace, pour parler de l’importance de la liberté d’expression. Je travaille aussi au centre culturel de Limoge, où je vis, comme professeur de dessin de caricature. Par chance, Limoge est juste à côté du Centre international de la caricature, du dessin de presse et d’humour de Saint-Juste-le-Martel. Là-bas j’ai pu rencontrer de nombreux caricaturistes français qui m’ont soutenu et m’ont donné du courage. Je travaille à distance aussi pour les journaux satiriques, j’expose et j’écris. J’ai publié mon premier livre de caricatures, 155 au total, qui raconte l’histoire de la Syrie à travers le dessin de presse [La Syrie tous complices. Y.I.L Éditions. 2017. Ndlr]. Mais ça me manque de ne pas dessiner au quotidien. Continuer mon métier est un défi mais je m’y accroche.
Comment avez-vous perçu la tragédie de Charlie hebdo ?
Je suis « Charlie » au niveau de la liberté d’expression. Tout ce qu’ils ont fait c’est de s’exprimer à travers leurs crayons. Un dessin est discutable, on peut ne pas être d’accord. On peut le revendiquer en s’exprimant mais pas avec des armes. C’est une injustice terrible ! Quatre ans après j’ai l’impression qu’il y a moins de dessins de presse qu’avant dans les journaux. Quand on arrête de dessiner on envoie un signal fort aux terroristes. Il faut continuer, débattre, et pratiquer notre métier plus fort qu’avant pour garder les valeurs qu’il véhicule.
Quel regard portez-vous sur la Syrie d’aujourd’hui ?
La position de la France évolue et c’est tant mieux. Mais quand on parle de la Syrie, il y a une confusion terrible. On entend souvent : « Si Bachar s’en va c’est la place aux islamistes et à Daesh. » Ce sont des salades ! En Syrie, il y a des gens qualifiés pour diriger le pays et capables de condamner le pouvoir. Mais ils sont privés d’opportunités par les intérêts de certains pays – l’Iran, le Qatar, la Turquie, la Russie, les États-Unis ou Israël – qui empêchent toute solution. Seule la communauté internationale, si elle s’empare du problème, peut permettre aux opposants de se rassembler et de sauver la Syrie. Plus de 10 000 syriens sont exilés, des villes et des vies sont détruites. Que Bachar El-Assad reste au pouvoir n’est en rien un gage de stabilité, ça ne fonctionne pas. Il a fait trop de mal.