Les vraies factures de la corruption
Cadre dans une collectivité marseillaise, Anthony (1) est aujourd’hui au placard. Sa faute ? Avoir levé le voile sur des pratiques plus que suspectes dans son service. « J’ai subi des pressions afin que je les applique alors que je proposais d’autres manières de faire plus intéressantes financièrement pour la collectivité. Puis mon chef a été harcelé pour qu’il me charge, ce qu’il a refusé. On a été mis sur la touche, sur de nouveaux postes sans objectifs ni moyens », raconte ce jeune quadra. Et de conclure : « Ce harcèlement, je le subis encore. Je suis toujours montré du doigt car tout le monde profite du système ! »
« On oublie les effets de la corruption, mais elle a un coût. Humain, économique ainsi qu’en qualité de services publics », explique Jean-Christophe Picard, responsable d’Anticor et du Parti radical de gauche des Alpes-Maritimes. « La corruption est une délinquance invisible qui peut paraître indolore », note de son côté Jacques Dallest, procureur de Marseille jusqu’en juin dernier.
Les hosties sont pourtant nombreuses. Exemple dans le monde économique. Le système gagnant-gagnant du pacte de corruption y a aussi ses perdants : ce sont les concurrentes directes sur les marchés publics, mais également toutes les entreprises qui préfèrent ne pas perdre de temps à concourir parce que les dés sont pipés. Ou abandonnent. Retenue en 2009 pour un projet de maison de retraite à La Ciotat, le groupe Seniors santé, qui n’a pas donné suite aux sollicitations du Ravi, s’est finalement retiré et assis sur quelques 700 000 euros par an parce que les mauvaises fréquentations d’Alexandre Guérini lorgnaient sur le gâteau (3). « La corruption fausse la concurrence », reconnaît Jean-Luc Chauvin, président de l’UPE13, le Medef des Bouches-du-Rhône, avant d’assurer (se rassurer ?) : « Je ne suis pas inquiet par le phénomène, elle ne concerne qu’une partie infime des entreprises. On a 4000 consultations juridiques par an et aucune ne concerne la corruption. »
Une pudeur largement partagée par les collectivités. Les effets de la corruption y sont pourtant multiples et d’autant plus ravageurs qu’ils touchent aussi les contribuables et usagers. « La qualité des services est moins bonne ou plus chère, on rogne sur les prestations lors de l’exécution des marchés publics », détaille le radical azuréen Jean-Christophe Picard. « On constate une perte de compétences et l’absence de garantie de leur bon fonctionnement car les fonctionnaires et agents publics sont inféodés à celui qui les a fait entrer », complète Jean-Luc Blachon, responsable de la section économique et financière de la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille. Mais rares sont les institutions qui demandent réparation. Et pour cause ! Difficile d’imaginer Henri Leroy, maire UMP de Mandelieu-la-Napoule (06), saisir la justice dans l’enquête qui touche Leroy Henri sur des soupçons d’utilisation des moyens humains et financiers de sa ville pour sa campagne des législatives de 2007 (2).
Résultat, ce sont les ONG comme Anticor ou Transparency International qui prennent le relais. D’abord pour porter à la connaissance du public les faits, mais aussi, par ricochet, se substituer aux victimes et obtenir réparation. « Dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, Bertrand Delanoë a préféré négocier avec Jacques Chirac que porter plainte. Nous l’avons donc fait à sa place », rappelle Jean-Christophe Picard. Fin 2012, la section des Bouches-du-Rhône de l’association s’est, de son côté, constituée partie civile dans l’affaire Guérini en lieu et place du Conseil général.
Anticor 13 innove même concernant les victimes. Ce printemps, l’association a monté un petit groupe de travail sur leur souffrance, qu’elle retrouve régulièrement dans les courriers reçus. « Notre objectif est de montrer qu’il y a une reproduction de comportements et une graduation, comme dans le harcèlement. Il faut la faire reconnaître par les tribunaux », insiste la psycho-sociologue Rosy Inaudi, un des trois membres du groupe.
Juridiquement Anthony est en effet, et au mieux, un simple témoin. « Pour qu’un agent public soit reconnu victime, il faut qu’il porte plainte et démontre le harcèlement et l’extorsion », regrette presque le magistrat marseillais Jean-Luc Blachon. C’est une démarche difficile, notamment pour les carrières professionnelles. » Et de conclure : « Dans la corruption, il y a toujours des dysfonctionnements et de la souffrance. » Donc des victimes.
NB : Jacques Dallest et Jean-Luc Blachon sont signataires, aux côtés de 80 autres magistrats et de 9 associations (dont Anticor), de « L’appel des juges contre la délinquance financière » publié en février dernier dans Le Monde.
Jean-François Poupelin