Comment truquer un marché public
Comment des entreprises de maçonnerie (ABT) ou de sécurité privée (Alba sécurité) liées au grand banditisme régional et dirigées par des proches d’Alexandre Guérini ont-elles pu prospérer grâce aux marchés publics dans les Bouches-du-Rhône ? Pas forcément besoin de corruption pure et dure : le tout est de savoir placer ses pions, en se créant au fil des années un réseau d’affidés placés à des postes stratégiques.
Une collectivité territoriale ne peut écarter une entreprise uniquement au motif que celle-ci serait dirigée par des personnes proches du grand banditisme. « Il faut que l’entreprise soit condamnée pénalement et exclue des marchés publics par décision de justice », explique Florian Linditch, professeur de droit à l’université d’Aix-Marseille et auteur chez Dalloz du Droit des marchés publics. De même, sans interdiction prononcée par le juge pénal, il est impossible, selon lui, d’écarter une entreprise qui aurait triché lors d’un précédent appel d’offre ou se serait révélée totalement incompétente. Tout au plus, les fonctionnaires doivent-ils alerter le procureur en cas de soupçon d’infraction pénale.
Gros œuvre et piston
Première étape en matière de travaux publics : imposer à la collectivité un maître d’œuvre conciliant. Un poste stratégique : le maître d’œuvre est chargé de rédiger le cahier des clauses techniques et de classer les réponses des entreprises à l’appel d’offres. « Pour intervenir en faveur d’ABT, il fallait préalablement que j’obtienne le contrat de maîtrise d’œuvre », explique ainsi, début septembre 2011, un architecte marseillais mis en examen dans un des dossiers Guérini. L’architecte indique avoir été incité par Jean-Marc Nabitz le patron de Treize développement, le bras armé du département pour ses projets immobiliers, à postuler pour un marché public de rénovation d’une maison de retraite à Marseille. « Nabitz m’a dit que le montant des honoraires était de 90 000 euros. Il m’a dit de postuler et je l’ai obtenu. » ABT, dirigée par un proche de Bernard Barresi, alors en cavale, réalisera ensuite le gros œuvre de la maison de retraite. En échange, notre architecte marseillais sera pistonné sur trois chantiers publics en Haute-Corse, où le clan Barresi possède ses contacts.
Deuxième étape : l’entreprise amie doit être la moins-disante, quitte à lui accorder ensuite des avenants gonflant les prix. A Berre-L’Etang, ville dirigée par le sénateur PS Serge Andréoni, la société ABT a remporté deux gros marchés de construction. Là aussi grâce aux bons services du même architecte marseillais, briefé par le directeur des services techniques de Berre, devenu depuis adjoint au maire délégué aux travaux.
Si malgré tout un candidat malvenu semble sur le point de remporter la mise, reste un joker : commander une étude juridique à un cabinet d’avocats ami. Il fournira des arguments plus ou moins convaincants pour écarter la candidature du fâcheux. A La Ciotat, pour faire revenir dans le jeu un promoteur immobilier proche de Bernard Barresi et d’Alexandre Guérini, le patron du département suggérera de faire réaliser une étude par un avocat parisien lié à son frère. « Je n’interviens jamais dans une DSP ou un marché », a démenti Jean-Noël Guérini dans Libération.
Le trou noir du droit
Mais le vrai trou noir du droit des marchés publics, dans les Bouches-du-Rhône comme ailleurs, reste le contrôle de l’exécution. « Le code des marchés publics est consacré à 90 % à la passation des marchés et seuls 10 % de ses dispositions concernent l’exécution, remarque Florian Linditch. Et les collectivités, contraintes par leurs budgets, ont énormément de mal à recruter des techniciens, il leur manque des contrôleurs de travaux. » D’autant, souligne cet avocat, que les collectivités, acheteurs généralistes, sont souvent désarmées face à des vendeurs, spécialistes de leurs créneaux. « Le favoritisme se fait surtout lors de l’exécution, confirme un employé du département, sous couvert d’anonymat. Si on retient une entreprise qui propose des prix très bas, derrière, si on ne contrôle pas, elle va se rattraper sur les quantités et la qualité. »
Une fois le marché obtenu à vil prix, l’entreprise peut également se refaire grâce aux avenants, dans la limite légale des 20 % du prix du marché. A l’Europôle de l’Arbois, près d’Aix-en-Provence, ABT a ainsi obtenu trois avenants d’un montant de 80 000 euros pour compenser… son propre retard sur les chantiers. C’est-à-dire qu’au lieu de pénaliser l’entreprise, le technopôle de l’Arbois, un satellite du département dont le patron PS a été mis en examen en juin 2013, a choisi de lui accorder des rallonges…