Maurras au pays des soviets
C’est une bastide du XVIIe siècle, entourée d’un jardin tiré au cordeau, à deux pas de la mairie de Martigues (13). Sur le portail, une pancarte : « Maison du chemin de Paradis. Visite sur rendez-vous. » Pour cela, il faut appeler le musée Ziem. Avant, c’était Henri Veziano, le voisin, qui assurait les visites. Et qui, en signe de « confiance » (dixit le magazine municipal), a gardé les clés du portail d’une demeure bien encombrante pour une municipalité communiste. Car, derrière le stade Turcan, cette maison, c’est celle de Charles Maurras, fondateur de l’Action française, écrivain collaborationniste à l’antisémitisme virulent, académicien déchu mais… fils de Martigues et amoureux transi de sa ville natale.
Le rapport que la ville entretient avec le personnage et sa demeure est loin d’être simple. En témoigne la galerie de l’histoire de Martigues : à l’entrée, un immense texte de Maurras, présenté comme simple « écrivain » et, à côté, un court texte de René Char. Si, dans les années 50, la ville avait refusé l’héritage, pour un franc symbolique, l’ancien maire, Paul Lombard, l’acceptera en 1997. Depuis, Martigues a déboursé plus de 200 000 Euros pour son entretien. Mais, concrètement, la ville ne fait rien de cette bâtisse.
SOUMISSION DE L’INDIVIDU
Il faut dire qu’elle a été pensée par Maurras et sa famille comme un musée à sa gloire. Ça commence dès le jardin. S’il est censé, dixit notre guide, « inspirer la soumission de l’individu au collectif », on y trouve non seulement un buste du royaliste mais surtout son cœur ! Et, sur le côté de la bâtisse, outre la plaque rappelant l’acceptation du legs par la ville, est reproduite une lettre des pêcheurs de Martigues, une corporation qui tenta de défendre Maurras lors de son procès en 1945 pour « intelligence avec l’ennemi », à l’issue duquel il sera condamné à perpétuité, perdant au passage son fauteuil à l’Académie française.
Pourtant, dès que l’on pénètre dans la demeure, au milieu des photos, des bustes et autres tableaux, trône, dans une vitrine, son costume d’académicien. Et, au-delà de pièces aussi folkloriques que son berceau, sa redingote ou ses chaussures, le véritable trésor, ce sont ses 15 000 ouvrages… stockés dans des boîtes en plastique suite à une attaque de termites.
Au premier étage, une partie de la bibliothèque est accessible. Il y a tout Voltaire. Et, en face et en six volumes, une « histoire des Juifs ». Au deuxième étage, une armoire pleine à craquer « des exemplaires de L’Action française que Maurras envoyait à sa mère mais qu’elle n’ouvrait pas », raconte notre guide. Autre curiosité : les dédicaces envoyées à celui qui fut, d’après le guide, « à l’époque un critique littéraire incontournable ». De Gaulle, comme Colette, y seront allés de leur petit mot. Gide, aussi, avec cette nuance : « A Maurras, malgré tout »…
Et, dans sa chambre, sur son lit, à nouveau, son costume d’ « Immortel ». D’après notre guide, si, il y a encore quelques années, « on avait parmi les visiteurs beaucoup de nostalgiques », aujourd’hui, ce ne serait plus le cas. Mais, début septembre, c’est sous l’égide d’un académicien, Michel Déon, ancien secrétaire de rédaction à l’Action française, qu’a été célébré ,un peu en avance, le soixantième anniversaire de la mort de Maurras, le 16 novembre 1952. Une commémoration, annoncée par toutes les franges d’extrême-droite – des royalistes au groupuscule d’Alain Soral, « Vérité et Réconciliation » – et qui s’est déjà traduite par une messe en provençal et un colloque sur « l’œuvre » dans le jardin de la bastide. De quoi réveiller quelques démons dans une ville où… le grand-père de Maurras a été maire.
HERITAGE ENCOMBRANT
Une ville qui – via le conseil d’administration de la bastide où l’on trouve le maire et son prédécesseur – continue de gérer cette bâtisse. C’est avec leur aval que le jardin a été ouvert pour les commémorations, auxquelles le maire actuel Gaby Charroux a refusé de se rendre, expliquant dans La Provence que « la commune s’était engagée à maintenir ce patrimoine » mais qu’« il ne faudrait pas en attendre davantage ».
On est loin de l’emphase d’un Paul Lombard qui, en 1997, avait rappelé que le neveu de Maurras, à l’origine du legs, avait été prisonnier des Allemands (1). La cérémonie en septembre a rouvert quelques blessures, d’anciens membres de l’association antifasciste « Ensemble citoyens » se rappelant qu’à l’époque, ils avaient plaidé pour que cet « héritage encombrant » devienne un « lieu de vigilance contre les intolérances ». En vain : les conditions du legs l’interdisent. Et un ancien membre de l’association martégale de se souvenir qu’en 1999, Paul Lombard avait montré bien des réticences à l’organisation à Martigues de la deuxième édition du salon du livre antifasciste.
« Mieux vaut que cet héritage soit géré par le public plutôt que par le privé, nous confie un membre du conseil municipal. Mais, en tant que municipalité, avec cet héritage, on ne peut pas faire n’importe quoi. Martigues, ce n’est pas tout le pouvoir aux Soviets ! »
Certes. Reste que, lors des visites, le seul élément qui permet de prendre quelque distance face à ce qui a été pensé comme un musée à la gloire de Maurras, c’est le commentaire prodigué par le guide du musée Ziem. Qu’en serait-il si Martigues tombait dans l’escarcelle de l’extrême-droite (lire encadré) ? Voire même de la droite. Après tout, même Nathalie Kosciusko-Morizet, l’ancien porte-parole de Sarkozy, a accusé le conseiller du président déchu, Patrick Buisson, d’avoir voulu « faire gagner Maurras » ! Enfin, comment ne pas s’étonner qu’une municipalité communiste se sente pieds et poings liés par un legs signé avec les descendants d’un anticommuniste notoire ? On a connu le PCF plus offensif. Mais, à voir Martigues se briser les dents sur la bâtisse de Maurras, c’est à croire que la dialectique ne peut pas casser des briques…
Sébastien Boistel
(1) Lire l’étude passionnante faite par le sociologue Jean-Louis Fabiani, « Comment rendre Charles Maurras provençalement correct ? », disponible sur internet.