J’irai dormir chez vous
« J’ai grandi en Algérie persuadé que jamais je ne pourrais sortir de mon pays. Alors dès que j’ai obtenu un visa d’étudiant, je suis parti faire mes études en France. » A peine débarqué à Marseille, il y a 6 ans, Nacim, 35 ans, croise des auto-stoppeurs russes qui lui parlent de « couchsurfing », littéralement « surf de canapé ». Cette communauté virtuelle de voyageurs permet d’être hébergé gratuitement chez un habitant qui offre généreusement un lit sans aucune contrepartie. « Ma vie a pris un nouveau tournant, poursuit Nacim qui, depuis, a parcouru toute l’Europe selon cette formule. C’est l’aspect humain qui apporte beaucoup, loin des rapports de consommation. On est en totale immersion dans la culture étrangère ce que ne permet pas le tourisme traditionnel. »
Et quelle est la motivation de ceux qui hébergent les visiteurs ? « Je n’ai pas la possibilité de voyager ; alors ce sont les cultures du monde qui viennent à moi !, explique Maxime, un entrepreneur de 42 ans, qui a accueilli depuis 4 ans plus de 200 voyageurs sur son canapé marseillais. Généralement, les couchsurfers, en remerciement de l’hospitalité, cuisinent un plat typique de chez eux ou rapportent un objet symbolique de leur pays. » Voyageurs et visiteurs entrent en contact grâce au site couchsurfing.org, créé aux Etats-Unis en 2004. Il a connu une ascension fulgurante et compte aujourd’hui plus de 5,5 millions d’adeptes provenant de 207 pays différents. « Avec tout ce monde, l’esprit du couchsurfing se perd, confie Daniel, 50 ans, un pionnier du couchsurfing, nommé par le site « ambassadeur » pour Marseille. Désormais beaucoup ne viennent que pour dormir à l’œil. »
VICTIME DE SON SUCCES
Et il y a plus grave ! Le site, une association à but non lucratif tenue par des bénévoles à sa création, est devenu, en août 2011, une société par actions rachetée par Benchmark Capital et Omidyar Network. Si les fondateurs du site assurent que la nouvelle entreprise ne renoncera pas à ses valeurs, la nouvelle politique de confidentialité fait frémir. Depuis septembre 2012, le contrat de licence stipule : « Si vous postez du contenu sur nos services, vous nous accordez une licence d’utilisation perpétuelle, mondiale, irrévocable, non-exclusive, libre de droits et cessible pour utiliser, reproduire, afficher, adapter, modifier, créer des dérivés, distribuer et/ou faire distribuer, faire la promotion de votre contenu sous toutes formes, dans tous les médias connus ou créés à cet effet et dans tout but, incluant sans limitations le droit d’utiliser votre nom, votre image, votre voix et votre identité. » (sic)
« Ce réseau étant basé sur l’hospitalité, j’ai vraiment du mal à imaginer un modèle économique qui permette de générer du profit, s’indigne Benjamin, 32 ans. Même Facebook semble un champion du respect des droits des utilisateurs en comparaison ! » Désormais, le site BeWelcome.org propose le même concept dans un esprit de solidarité et de bénévolat, aussitôt adopté par les utilisateurs de couchsurfing outrés par le changement de statut de la maison-mère…
Car désormais, même si le site « couchsurfing » reste gratuit, pour être reconnu comme « utilisateur vérifié », c’est-à-dire de confiance, il faut payer environ 20 euros. Ce que déplore Daniel même s’il juge utile d’assurer la sécurité des usagers : « Il ne s’agit quand même pas de faire confiance au premier venu ! » Tous les Couchsurfers créent un profil qui décrit leur provenance, leurs goûts, livres ou recettes préférés, et sont invités à laisser une référence positive ou négative concernant chaque autre Couchsurfer rencontré… Si 99,7 % des internautes disent être satisfaits de leurs expériences ; le risque zéro n’existe pas pour autant. En juillet 2012, à Marseille, un ingénieur de 33 ans a été mis en examen après avoir espionné dans leur intimité puis agressé des couchsurfeuses qu’il hébergeait. « Déjà que la réputation de la ville n’est pas très bonne, depuis, il y a une certaine appréhension des étrangers quand ils viennent à Marseille », avoue Daniel.
« HOLLA, HELLO, HALLO ! »
Fait divers, marchandisation du projet, rien ne décourage pourtant les adeptes ! Ils sont aujourd’hui plus de 3 000 à Marseille. Et l’hébergement n’est qu’un aspect du couchsurfing devenu un véritable réseau de contact interculturel. Ros Süzen, 23 ans, a débarqué de Turquie dans la cité phocéenne Marseille il y a une semaine. Il vient y réaliser un stage dans l’architecture navale pour quelques mois. Et il est déjà loin d’être seul ! « Le site m’a permis de me loger mais aussi d’aller boire un café avec les gens du coin ; certains proposent de nous faire visiter la ville ou même d’aller manger ensemble » se réjouit-il. Car partout dans les grandes villes du monde sont organisés des événements entre couchsurfers. L’occasion pour les participants de rencontrer d’autres semblables sans forcément squatter un canapé.
Vendredi soir, au cours Julien ; c’est le « rendez-vous hebdomadaire ». Ros arrive au bar et rejoint une grande tablée d’une trentaine de personnes, avec un petit écriteau apposé sur la table : « Couchsurfing ». « Hola ! Hello ! Bonsoir ! Hallo ! » Mexicain, Italien, Espagnol, Turc, Colombien, Vietnamien, Français… discutent dans un brassage linguistique le plus complet. Certains se connaissent déjà, d’autres comme Ros, sont de passage. On retrouve l’incontournable Daniel : « L’été, le rendez-vous hebdomadaire est sur la plage du prophète. On est plus d’une centaine et la plupart du temps, il y a beaucoup plus d’étrangers que de Marseillais ! La fête du panier ou la Fiesta des Suds sont des rendez-vous incontournables pour les couchsurfers du monde entier. En 2013, l’Europride sera un temps fort. »
Les couchsurfers discutent entre eux de leurs expériences, de leurs voyages et de leurs cultures. Les plus fêtards quittent le bar et continuent la soirée en allant danser à l’espace Julien voisin. Pas de panique pour ceux qui doivent reprendre la route : certains participants qui habitent à côté proposent aux autres leur canapé. « C’est ça aussi le couchsurfing ! s’exclame David, un architecte espagnol de 25 ans qui vient d’emménager sur Marseille. Pas besoin de faire 2000 km pour dormir chez un couchsurfer ! »
Lucie Bonnard