Se poser à Saint-Menet
« Chaïma, je t’aime, tu es belle, tu es la plus jolie très très fort. » Quelques mots d’amour, écrits au feutre rose et épinglés à côté d’autres dessins d’enfants, décorent le poste de travail de Chaïma, agent d’accueil et secrétaire du Centre de culture ouvrière (CCO) situé sur l’aire des gens du voyage de Saint-Menet (Marseille 11ème). Paumée entre l’autoroute A50 et la Chocolaterie de Provence, l’aire est loin de tout et de tous, sans panneau d’indication. Créée en 1977, fermée en 2005 pour insalubrité, ré-ouverte depuis 2006, elle est l’une des rares à accueillir sur son site un centre social permanent.
« C’est un luxe ! », se réjouit Loucif Mendil responsable du CCO qui voulait travailler avec les gens du voyage. « La différence je la situerais dans leur mode de vie, dans leur rapport au temps, souligne-t-il. Aujourd’hui, dans notre société la notion de famille est redistribuée, redessinée. On y est beaucoup plus isolé, alors qu’ici il y a encore du respect pour la place de l’ancien pris en charge par la communauté. Et puis il y a toute une histoire, toute une langue, toute une forte résistance aussi, puisqu’ils veulent préserver leur mode de vie et rester en caravane. »
Une école en moins
Le CCO propose du soutien scolaire, des sorties culturelles, des moments de paroles etc. Chaïma gère aussi au quotidien les soucis de CAF, de docteur, d’inscription à l’école et de documents en tout genre. Les problèmes administratifs sont nombreux : « Pourtant c’est simple, il faut juste leur expliquer les choses. Mais les administrations ne prennent pas le temps et ça complique tout. » Voilà un an et demi qu’elle travaille à Saint-Menet et une relation de confiance s’est établie. Son bureau n’est pas que celui des pleurs, on passe dire bonjour et discuter un peu… Il est aussi le terrain de jeux des enfants dont les têtes dépassent à peine le comptoir d’accueil. C’est mercredi, le reste du temps ils sont scolarisés. Jusqu’à l’an dernier il y avait une école maternelle sur l’aire. Le poste a été supprimé pour des raisons budgétaires. « Ça a été un coup dur pour les mamans, déplore Loucif. On nous a dit que ça permettrait aux enfants de s’intégrer plus facilement dans les écoles, pourtant c’est toujours à côté des déchèteries qu’on installe les aires, pas des écoles ! »
John, 33 ans, est venu acheter les tickets de cantine de sa fille Céléna, 9 ans, qui veut devenir institutrice : « Moi si j’envoie ma fille à l’école c’est pour qu’elle apprenne à bien parler le français et pour qu’elle se mélange avec d’autres enfants. J’ai envie que ma fille ait des amis sédentaires, des Arabes, des Chinois… Mais là, ils les mettent tous dans des classes de voyageurs, où ils ne parlent que le Romanès et où ils dessinent ! Ma fille elle ne veut pas colorier, elle veut apprendre ! C’est pas normal et ça m’énerve ! » Faut dire que John est un papa un peu particulier. Alors que beaucoup de voyageurs sont illettrés voire analphabètes, il a décidé d’apprendre à lire et à écrire il y a deux ans. Au départ c’était pour déchiffrer les annonces sur le Bon coin, mais maintenant il est plutôt fier de pouvoir se débrouiller tout seul dans ses démarches, pour aider sa fille aux devoirs, mais aussi pour lire les panneaux sur la route : « Quand on voyage on suit tous une même caravane et si elle se trompe de chemin, et bien on se trompe tous de chemin. Maintenant je peux savoir si on va dans la bonne direction ou pas ! »
Amour et méfiance
Melissa et Jessica, la vingtaine, ne savent pas lire, ce qui n’a pas empêché Loucif de leur donner leur chance en leur proposant de devenir animatrices. Le mercredi et pendant les vacances scolaires, elles s’occupent de huit enfants de l’aire de 3 à 7 ans. Les deux jeunes femmes sont encore célibataires, et même si Melissa a un petit copain, elle ne compte pas se marier de si tôt. Et tomber amoureuse d’un gadjo, est-ce envisageable ? « Même si l’occasion ne s’est jamais présentée, on n’est pas raciste et de toute façon l’amour est au-dessus de ça », nous assure-t-elle. Mais finalement les seuls gadjé qu’elles côtoient sont bien souvent ceux qui travaillent ici. Comme le dit Latino (1), voyageur d’une soixantaine d’années : « En voyant la caravane, les gens ont toujours peur, c’est pour ça qu’on nous met loin de la ville. » Mais la méfiance, conclut Loucif, n’est pas à sens unique : « Le gadjo c’est celui qui les a rejetés et pourchassés. Ils le ressentent encore quand ils voient le traitement que les politiques leur accordent. »
Samantha Rouchard