Moi, Jean-François Chougnet, « le punching-ball »
Enfin, ça commence. Cela ne fait pas deux ans que je suis arrivé à Marseille et j’ai l’impression d’avoir pris 10 ans ! Rétrospectivement, je me demande encore comment j’ai pu accepter ce poste ! Fallait vraiment que je sois au bout du rouleau à Lisbonne pour m’embarquer dans une telle galère. Et il fallait aussi que ce soit Nanard Latarjet qui me demande de venir. Si cela n’avait pas été lui, je ne pense pas que j’aurais accepté ce poste. Mais je suis comme cela, je ne peux rien refuser à mon ex-boss (1). Et puis, j’avais quand même pris mes précautions. Quand je suis arrivé, Nanard avait déjà tout bordé : les implantations, le programme, les expos, les saisons, les projets retenus. Moi, je débarque, je ne prends pas trop de risques. Enfin, c’est ce que je voulais croire en tout cas !
Directeur d’une capitale européenne de la culture ! Je n’avais jamais fait un truc pareil avant (2). Après 18 mois, je peux l’affirmer sans hésitation : c’est le même job que premier ministre. D’un côté, il y a le président Pfister (3), de l’autre le Parlement avec les représentants des villes et des collectivités. Evidemment, personne ne peut s’encadrer ! Et attention, c’est plus subtil qu’à l’Assemblée nationale, les gens de même bord se détestent : à droite, on a Aix contre Marseille, à gauche, le Conseil général contre le Conseil régional. Sans oublier évidemment les problèmes d’ego surdimensionné des politiques qui, pour le coup, n’ont rien à envier aux artistes.
Bref, je n’avais jamais imaginé que j’allais jouer le rôle d’une balle de flipper. Et encore, je ne parle pas de mon gouvernement ! Ministre d’Etat, secrétaire d’Etat, chargés de mission, conseillers, à MP2013, nous étions aussi nombreux que l’armée de Zapata. Et là aussi, c’est le bal des ego et des intrigues pour prendre le poste de l’autre, obtenir tel avantage, ou plus simplement rester en poste. C’est que la soupe au pistou est riche chez nous : CDI, salaires élevés, tickets restaurants, comité d’entreprise, smartphones et ordis portables de service, frais de représentation, voyages culturels et j’en passe. A Paris, c’est juste le minimum syndical. Mais à Marseille, on était complètement hors sol par rapport aux acteurs culturels qui ont surtout pris l’habitude de surexploiter les contrats aidés.
Aussi, quand je suis arrivé en avril 2011, on m’a donné trois objectifs : faire oublier Latarjet à la mairie de Marseille, faire oublier Latarjet aux acteurs culturels, faire oublier Marseille à Latarjet. Bon, on peut dire que sur ce plan-là, je ne m’en suis pas si mal sorti. Avec ma coupe au bol, mes lunettes rondes, bref avec ma dégaine de Philippe Sollers, mes chemises à carreaux XL, ma vespa bleu clair, je suis déjà plus adapté au sud que mon ex-boss froid et rigide. Je l’ai joué modeste et cool, en me présentant comme un simple « contremaître » (4). En interne, j’ai viré plusieurs personnes et j’ai même réussi à diminuer les charges salariales. Faut dire que Bernard y avait été fort côté salaire (5). Forcément, en pleine crise, ce n’était pas le plus pertinent. Le conseil d’administration de MP2013 avait même désigné un commissaire aux comptes en interne pour faire le ménage.
En partant de si bas, je ne pouvais que réussir au fond. J’ai commencé à me faire ami avec tout le monde à la ville, au Conseil général, au Conseil régional, avec l’Etat, les villes, jusqu’aux petits gars du OFF. Et puis, ensuite, j’ai ouvert grande la bouche et j’ai avalé des couleuvres. La grogne des acteurs culturels, le J1 fermé en été, l’expo Camus d’Aix annulée, la communication parisienne et décalée, tout, j’assume tout. C’est de ma faute, de ma très grande faute, mettez tout sur mon dos, il est fait pour cela. S’il pleut le week-end d’ouverture ? Ce sera de ma faute. Si les musées ne sont pas livrés à temps ? Ce sera de ma faute. Tiens, même si l’OM finit derrière le PSG, je suis prêt à assumer.
Dans ce métier, de toute façon, si on n’est pas prêt à encaisser comme Mohamed Ali devant Foreman à Kinshasa en 74, ce n’est pas la peine de travailler dans la culture. Contrairement à ce que tout le monde pense, c’est un domaine qui exige plus de résistance et de ténacité que de connaissance du Gombrich (6). Il faut toujours monter la garde devant son visage pour éviter les crochets ou les uppercuts dévastateurs. Evidemment, il faut continuer à sourire et à positiver, sinon on perd le public. Moi, ma tactique, c’est d’encaisser mais de ne jamais attaquer. C’est pour cela que Pfister, mon président-entraîneur, me bat froid (7).
Pour lui, je n’ai pas assez de punch, pas assez de jeu de jambes, il veut que je virevolte, que je danse, que je fasse adhérer tout le monde avec mon enthousiasme, que je simplifie ma boxe pour que le Marseillais de la rue puisse s’identifier à moi ! Il veut du Drogba, du Foucault, du Akhénaton ! J’encaisse, j’encaisse, je continue à sourire et à y croire. Comme Ali à Kinshasa, je reste concentré, j’use mes adversaires et j’attends le week-end d’ouverture pour allonger ma droite et les mettre tous KO. De toute façon, je n’ai pas vraiment le choix.
Stéphane Sarpaux