Moi, Marc Piétri, « le rêve américain chichi frégi »
Je suis un mec qui a l’âge de partir à la retraite. J’ai fait le job depuis quarante ans, j’ai monté ma boite en partant de rien, j’ai construit de belles choses aux Etats-Unis (1), j’ai gardé la main sur mon entreprise, j’ai protégé ma famille, trouvé du boulot à mes trois enfants. Je suis millionnaire et je n’ai pas trop de casseroles au cul. Alors, normalement, je devrais me la couler douce au bord d’une piscine, quelque part en Floride ou sur la Côte d’Azur.
Mais la retraite, c’est pas mon style. Avec mes origines corses et ma carrure de rugbyman, je suis plutôt tendance bulldog. Dès que je mords quelque chose, je ne le lâche pas. Le problème, c’est que j’ai mordu un bout de Marseille. Les quais d’Arenc plus précisément. Soit tout ce qui se trouve entre les docks de la Joliette et la tour CMA-CGM de mon ami Jacques Saadé. C’est là que je veux construire trois tours de 135, 117 et 99 mètres de hauteur. Aux States, ce serait normal. Ici, c’est l’affaire du siècle ! Imaginez, la France n’a pas construit de tour d’habitation de grande hauteur depuis presque 40 ans ! Et qui plus est à Marseille, en front de mer, entre les autoroutes suspendues et les bâtiments de stockage tout pourris ! Enfin, merde, je ne sais pas ce qu’il m’a pris quand je suis revenu ici en 2002, j’ai dû avoir une hallucination, j’ai vu la pointe de Manhattan en Provence. Dans le sud de l’île, tous ces buildings de Wall Street qui sont collés les uns aux autres comme s’ils avaient froid face à l’océan.
Bon, ça c’est New-York. Marseille, ce n’est pas tout à fait la même chose. En fait, la grande différence entre les deux villes, c’est que la première est la plus riche des Etats-Unis, et Marseille la plus pauvre de France. Ça fait 10 ans que je cherche 450 millions d’euros pour lancer ces trois tours. Oui, car je ne suis pas un mécène, moi. Je ne vais pas me lancer dans la construction de 20 000 mètres carrés sans avoir la certitude que les bureaux et les appartements soient achetés ou loués avant. Bien sûr, c’est un peu cher pour le marché marseillais. Alors que le mètre carré tourne autour de 2000 euros en centre ville, chez moi, ça commence plutôt à 6000. Evidemment, plus on monte dans les étages, plus c’est cher. Sur la H99, la tour de luxe signée par mon fils Jean-Baptiste, les appartements au sommet sont à 11 000 euros le m2 ! Mais, bon, pour ce prix-là, on sort la grosse artillerie : vue à couper le souffle, conciergerie 24 /24h, matériaux nobles, spa, salle de réunion, piscine, salle de sport. Et attention, j’ai rajouté la présence en permanence d’un coach sportif ! C’est Myriam qui m’a convaincu. Myriam Lamarre la boxeuse. Elle m’a personnellement coaché en 2008-2009, quand j’étais au plus bas à cause de la crise (2).
Elle a failli emporter tout mon projet, cette crise. Nous avions commencé à commercialiser les bureaux de la tour Nouvel et Lion et même les appartements de luxe du H99. Nous étions bien partis pour lancer les travaux et paf : plus un rond, plus moyen de séduire les chefs d’entreprises et les hommes d’affaires ! Et ce n’était que le début de la dégringolade. Depuis, l’image de Marseille s’est complètement détériorée avec les histoires de propreté, puis les affaires de Guérini, puis les règlements de compte, l’insécurité, les Roms, n’en jetez plus, la coupe est pleine ! Au point que les médias anglo-saxons l’ont désignée comme la ville « la plus dangereuse d’Europe pour les jeunes » (3). Comment voulez-vous que je vende les mètres carrés dans ces conditions ! J’aurais bien pu espérer qu’avec la capitale européenne de la culture, on remonte la pente. Mais ce n’est qu’une succession de cagades… Non, mais je fais comment dans ces conditions ? Pour un peu, je retourne à Miami dans mon cocowalk (4) et j’en sors plus !
Mais plus les vents sont contraires, plus je m’accroche. Les tours prennent du retard ? Pas grave, je profite de mon entremise chez Euromed pour rafler des marchés autour de la gare Saint-Charles, mais aussi avec un immeuble de bureaux pour la Caisse d’Epargne et quelques parkings. Surtout, je continue à faire vivre le groupe avec des projets en France, aux Etats-Unis et en Suisse, où je suis citoyen d’honneur de la ville de Genève. Bref, comme un vrai paysan, je ne mets pas mes œufs dans le même panier. Et pendant ce temps-là, pour mes trois tours, je prépare ma nouvelle offensive.
Y a plus d’argent dans le privé ? Pas grave, je fais comme tout le monde, je vais voir dans le public. Le Gaudin, je l’aime bien, mais il n’a plus un radis. Et de toute façon, depuis que Touret, son adjoint aux finances, m’a laissé tomber, je n’y crois plus (5). Jean-Noël, le banquier de Marseille ? Jacques Saadé, le PDG de CMA-CGM, lui a déjà refilé son ancien immeuble. Et puis, j’avais pas trop envie de fricoter avec son frère. Finalement, il ne me restait plus que Caselli sous le coude. Et lui, je savais qu’on allait s’entendre. « Brushing » a toujours eu la folie des grandeurs ! C’est bien lui qui s’est octroyé une augmentation de 52 % de son indemnité de président de la Communauté urbaine de Marseille en 2008. C’était sa première décision en tant que président. Pour un socialiste, ça pose son bonhomme (6). Alors, du coup, quand je lui ai fait miroiter 12 étages dans la tour Nouvel, dont un seul pour la présidence, je savais qu’il allait craquer facilement depuis qu’il a annoncé son intention de se présenter aux municipales de 2014. Et pour faire passer la pilule à 6,4 millions d’euros par an (7), rien de tel que d’affirmer qu’il soutient ainsi l’activité économique du BTP de la future métropole de Marseille ! Hop, emballé : il est prêt à faire déménager 1200 fonctionnaires en 2016… (8) Me reste plus qu’à trouver encore 100 millions d’euros pour la tour Nouvel. Alors, messieurs dames, à votre bon cœur ! (9)
Stéphane Sarpaux