le Ravi crèche dans la rue
Un autre monde. Passer le tunnel de Saint-Charles. Continuer sur le boulevard national. Au coin d’une rue, un bar. Celui du « nouveau monde ». Rue Loubon, un autre monde. Celui de la boutique Solidarité de la Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés. Il est à peine neuf heures qu’ils sont déjà une petite dizaine à attendre devant les grilles. Pas de signe d’impatience, même si la cigarette grillée est rarement la première de la journée. Mais déjà, pour certains, des signes de fatigue. La France qui se lève tôt est aussi celle qui, parfois, couche dehors. Quand on est sans-abri, le temps, même s’il est aussi poisseux que le goudron d’un boulevard en travaux, est compté. Il est neuf heures, la grille s’ouvre sur une cour ombragée. Quelques tables et des chaises qui, pour l’instant, ne trouvent pas preneur.
Il est neuf heures, c’est l’heure du café. De la douche aussi. Et déjà, des démarches administratives. Domiciliation. Aide médicale d’Etat. Appeler la CAF. Contacter une assistante sociale. Se trouver un toit. Et, en attendant, se retrouver. A la boutique Solidarité, la Fondation Abbé Pierre accueille chaque jour, jusqu’à deux cents personnes que la nov-langue médiatico-politique tente, tant bien que mal, de cacher derrière un sigle. S.D.F. Trois petites lettres qui appellent le traitement statistique et déshumanisé lorsqu’il s’agit de compter, indécrottable marronnier hivernal, les morts de la rue. Ça permet de se donner bonne conscience et d’oublier qu’ils ont un nom, un prénom, une histoire.
Loin de vouloir jouer les « Réverbères », à l’occasion de son centième numéro et du centenaire de l’abbé Pierre, le Ravi, le mensuel satirique et d’enquête de la région Paca, a décidé de crécher dans la rue. Pour que les sans-toit donnent de la voix. Pas facile, malgré tout, de prendre la parole quand on ne vous la donne jamais. Et encore plus de prendre la plume quand les seuls écrits qu’on vous réclame doivent respecter les canons administratifs de ces justificatifs qui vous font rentrer dans des cases à défaut de vous permettre de ne pas dormir à la rue.
Pourtant, lorsque les résidents de la boutique Solidarité ont eu vent du projet porté par la fondation Abbé Pierre et le mensuel qui ne baisse jamais les bras, les idées ont fusé. Les foyers, l’affaire Merah, la propreté toute relative de la ville de Marseille, la corruption… Petit à petit, de rencontres en discussions et de cafés en cigarettes, un journal s’est dessiné, des articles ont pris forme. Mettre des mots sur des maux et un nom sur des silhouettes que l’on feint trop souvent de ne pas voir. Cracher sa hargne et puis, se raviser. Aller un peu plus loin. Aller derrière, au-delà, là où, d’ordinaire, personne ne va. Et, à l’occasion, ciseler, parfois, quelques « brèves de trottoir », l’humour étant, comme chacun le sait, « la politesse du désespoir ».
Il faut dire qu’en face, ils en ont à revendre, de l’humour. A commencer par le maire UMP de Marseille, Jean-Claude Gaudin, capable de réclamer, sans rire, 38 euros à des types qui ont l’outrecuidance de faire la manche pour se payer une nuit dans un foyer où il faut planquer ses pompes sous l’oreiller si on veut les retrouver le lendemain. Comme il l’avait dit, en 2001 : « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. Moi je rénove, je lutte contre les marchands de sommeil et je fais revenir des habitants qui payent des impôts. »
La gauche n’est pas en reste, celle qui veut rétablir l’eau et l’électricité aux Roms en attendant de pouvoir les expulser « dans la dignité ». Ne faut-il d’ailleurs pas avoir un sens aigu de l’ironie pour être mis en examen à cause d’une gestion très particulière d’un office HLM dans une région où le logement social est à la traîne et les familles jetées par dizaines à la rue ? Certes, le « changement, c’est maintenant ». N’est-ce pas une élue marseillaise, Marie-Arlette Carlotti, qui, non contente d’être en charge au gouvernement des personnes handicapées, va devoir s’atteler à « la grande exclusion » ?
En attendant, avec ce hors-série écrit par et pour les sans-abris de la boutique Solidarité, la fondation Abbé Pierre va pouvoir mettre le souk à la Fiesta des Suds. Et, pour la journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, rappeler au locataire de l’hôtel de ville que s’ils avaient 38 euros en poche, les sans-abris ne perdraient pas leur temps à taper la manche en centre-ville. Quant au Ravi, à l’occasion du lancement de sa nouvelle formule, [dans un paysage médiatique où tous les journaux sont à la rue->http://www.leravi.org/spip.php?article1355], obligeant les patrons de presse à tendre leur sébile, il sait qu’au moins, chez les SDF, ce hors-série va faire un carton.