Moi, Stéphane Richard, le pantoufleur mobile
(Stéphane Richard, pantoufles aux pieds, confortablement installé sur son sofa face à son Home Cinéma dans son luxueux appartement place Vauban, a les yeux embués.) « J’ai la larme facile. Un opéra de Puccini ou un beau film émouvant comme Le pianiste de Polanski me terrassent sans difficulté. » (1) Ah ! C’est ça d’être trop sentimental ! À HEC et à l’ENA, entre deux partiels et deux grands oraux, j’étais déjà parfois submergé par des bouffées de nostalgie. Celle de mon adolescence à Marseille, par exemple, où je fréquentais avec assiduité le Conservatoire de Musique : j’y ai obtenu le premier prix de piano quand même ! C’est mon côté premier de la classe, quoi que je fasse, je ne peux pas m’empêcher de finir en tête.
J’ai du succès dans mes affaires, j’ai du succès dans mes amours, j’ai réussi et j’en suis fier. Au fond, je n’ai qu’un seul regret, j’aurais voulu être un artiste ! « Peut-être pianiste, j’aurais aimé essayer. » (1) Tout le monde m’envie, à commencer par le petit Sarkozy. Lorsqu’il m’a décoré de la Légion d’honneur en 2006 – il n’était encore que ministre de l’Intérieur –, Nicolas a prononcé un discours dont tous les témoins se souviennent encore. (Stéphane Richard renifle et se mouche bruyamment.) Excusez-moi, je suis vraiment trop sentimental ! Nicolas, donc, m’a déclaré : « Tu as réussi, Stéphane. Tu es riche. Tu as une belle maison. Tu as une belle femme. » (2) Et puis, il a conclu : « Un jour, je ferai comme toi… » (3) C’était avant qu’il devienne président et son mariage avec Carlita.
« Tu as réussi, tu es riche, tu as une belle maison, tu as une belle femme »
Nicolas, on s’est connu lorsque j’étais patron du pôle immobilier de la Générale des eaux dans les années 90. Jean-Marie Messier m’avait recommandé de faire appel à ses services comme avocat. Un homme de bon conseil, le Nicolas. Jean-Marie, obnubilé par ses rêves américains, a voulu ensuite vendre sa filiale immobilière. J’ai racheté à bas prix 4 % des parts de l’entreprise rebaptisée Nexity. Ma mise de 600 000 euros m’a rapporté, en peu de temps, avec le boum de la pierre, 20 millions d’euros. Milliardaire ! Évidemment, cela cause des jalousies. Du genre de ce que dit ce journaleux (Stéphane Richard sort de sa bibliothèque Histoire secrète du patronat et cite Erwan Seznec) : « Stéphane Richard est emblématique d’une génération de hauts fonctionnaires, en passe de reléguer au rang d’anecdotes les problèmes déontologiques posés par le pantouflage à l’ancienne. Chez lui, le conflit d’intérêts n’est plus un risque à éviter, mais le moteur d’une carrière construite à la charnière du public et du privé. »
Ben quoi ? « Je suis très gourmand » (1). Comme tous les HEC et les énarques ! Inspecteur des finances, j’ai fait un petit tour au ministère de l’Industrie, comme « conseiller technique » de Dominique Strauss-Kahn, déjà bon vivant, avant d’aller m’enrichir à la Compagnie des eaux. Une fois le magot empoché, mon petit Nicolas m’a fait revenir dans le sillage de l’État, toujours à l’Industrie, d’abord comme directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo, déjà bon vivant, lui aussi, puis de Christine Lagarde, déjà pas très marrante. C’est moi qui ai géré l’affaire Tapie : et hop ! 45 millions d’euros d’indemnité pour Nanard au titre de préjudice moral et on n’en parle plus. Je vous le dis : je suis un sentimental. Mon parachutage à la tête d’EDF a échoué. Alors, j’ai gagné le gros lot France Télécom en pleine histoire des suicides ! Mon travail a aussitôt été « de m’attaquer aux causes pour qu’il y ait moins de stress, de souffrance, moins de risques » (4). Sentimental !
« Je me sens tout à fait en harmonie avec les valeurs socialistes »
(Le regard de Stéphane Richard se voile en observant de sa fenêtre, au loin, les Invalides.) Je vivrais bien « dans une grande ville au bord de la mer : Sydney ou San Francisco, par exemple » (1) Quand même pas à Marseille ! J’y passe encore des week-ends mais je me lasse assez vite du tiers monde. Ils me font rire les Marseillais. La réhabilitation des docks de la Joliette, qui fait la fierté de leurs élus, c’est grâce à moi avec Nexity. Quand j’étais le patron de la Connex, la filiale transport de Veolia, j’ai aussi réussi un coup de maître en faisant avaler aux gros durs de la CGT la privatisation de la SNCM, la compagnie maritime qui dessert la Corse. Par contre, les syndicats ont quand même réussi à bloquer ma tentative d’OPA sur le tramway : quarante-cinq jours de grève et marche arrière toute ! Leurs transports sont toujours dans les mains d’une régie. Le tiers monde je vous dis !
Heureusement, la Capitale européenne en 2013 va apporter un peu de culture aux Marseillais. Avec le mécénat Orange, je vais pouvoir vendre ma camelote : une application pour les smartphones avec géolocalisation des événements, des spectacles et des boutiques des partenaires officiels bien entendu ! Marseille est une ville « magnifique » (5). C’est tout ce que j’ai trouvé à dire lors de la signature du partenariat. J’aurais voulu être un artiste mais je n’ai pas l’éloquence d’un George Clooney, mon acteur préféré. Dans un monde où tout change, faut s’ajuster. Mon ami Nicolas semble mal parti en 2012, Dominique s’est brûlé les ailes au Sofitel, mais François me paraît finalement sympathique. J’ai voté aux primaires socialistes. Je me suis bien amusé en versant mon euro symbolique. « Je me sens tout à fait en harmonie avec la plate-forme de valeurs qui a été proposée » (6). Il faut savoir être mobile.
Rackham