« Perdre est devenu une catastrophe »
Aujourd’hui, les droits télé, les transferts ou les salaires des joueurs ont une place aussi importante dans l’actualité du football que les résultats d’une équipe. Depuis quand l’argent est omniprésent dans ce sport ?
Il est possible de le dater du milieu des années 1990. En 1995, l’arrêt Bosman entraîne la libéralisation du marché du travail des joueurs professionnels. C’est également le moment où l’UEFA a reconfiguré la Champion’s League. Ça s’est traduit par un changement du mode de financement des clubs en Europe. Avant, leurs revenus provenaient en premier des recettes au guichet, puis des sponsors et des subventions. Aujourd’hui, les droits télé représentent plus de la moitié et les spectateurs moins de 20 %. Le merchandising a également pris une place importante, jusqu’à 35 % des recettes comme pour Manchester United. Des magnats (télés, fonds d’investissements, oligarques russes, Américains) sont arrivés à la tête des clubs européens, des marchés se sont créés. Nantes et Auxerre, en France, se sont spécialisés dans l’éducation de joueurs ; certains clubs (le FC Istres, Lyon) sont entrés en bourse. Le football s’est mondialisé au sens économique.
Cette passion des hommes d’affaires pour le football n’est pas désintéressée. Robert Louis-Dreyfus n’a pas tout perdu à l’OM. Il y a fait fructifier ses entreprises (Adidas, Neuf Telecom, etc.)…
Les liens entre industriels et foot sont multiples. Au minimum l’objectif est d’être connu, de gagner une réputation, comme Abrahamovitch à Chelsea. Avant, il était considéré comme un semi-mafieu russe, aujourd’hui c’est un monsieur du foot. Mais ça peut aller beaucoup plus loin. Nicollin [Louis, président de Montpellier, Ndlr], Aulas [Jean-Michel, président de Lyon, Ndlr] ou Robert-Louis Dreyfus sont devenus propriétaires de la section commerciale de leur club et ont mis de leur propres finances pour les faire fonctionner. C’est la relation qui a le plus progressé. En dehors de l’image ou de la réputation qu’ils ont gagné, difficile d’évaluer combien ça leur a rapporté.
« Les ligues nationales sont en position de monopole, c’est très rentable »
Le journaliste Denis Robert parle du foot comme « le règne du capitalisme triomphant », avec toutes ses dérives…
Ce marché a été créé parce qu’il y a un grosse demande, qui se multiplie en comptant ceux qui sont prêts à regarder. Sachant que les ligues nationales sont en position de monopole, c’est très rentable. Sur un plan moral, on peut ne pas souhaiter ça. Concernant les dérives, il y a 40 ans, il y avait des petites sommes sous la table, principalement pour payer moins d’impôts. Aujourd’hui, les sommes sont plus importantes, la transparence a augmenté, mais n’est toujours pas totale. Une partie des transferts est versée dans des paradis fiscaux. Certains sont même fictifs : l’argent est versé mais le joueur reste. Il y a aussi le problème des matchs truqués liés au développement des paris en ligne ou les joueurs étrangers de moins de 18 ans que les clubs veulent tester. Peu sont conservés, mais on ne leur donne pas les moyens de rentrer chez eux. Comme citoyen et économiste, cela scandalise !
Est-ce que cette présence de l’argent a entraîné un changement dans le jeu ?
En 2009, j’ai écris un article avec Gaël Raballand, sur une idée de Raymond Avrillier, un élu écolo qui a fait tomber Carignon à Grenoble. Pour lui, la pénétration de l’argent a peu à peu modifié la stratégie des équipes. A l’origine du foot, il y a avait deux arrières et huit avants. Aujourd’hui la plupart des schémas tactiques ne comprennent qu’un attaquant. Le foot a donc adopté un modèle ultra défensif. Perdre est devenu une catastrophe. Problème : est-ce que les fans vont continuer à aller voir les matchs ?
Propos recueillis par Jean-François Poupelin