Les leçons oubliées de Lille 2004
Lille 2004, c’est une série de chiffres impressionnants regroupés dans un document de 11 pages qui vaut tous les discours : 75 millions d’euros de budget, 17 % de mécénat, 193 villes concernées, dont des villes belges frontalières, 15 000 ambassadeurs volontaires, 350 commerçants relais, 25 000 manifestations dans l’année dont 39 % gratuites, 17 000 artistes mobilisés, 8 000 articles et 2 000 reportages des médias du monde entier, 9 millions de touristes, des hôtels et des restaurants pleins. N’en jetez plus. Si, on peut également ajouter à ce bilan : 100 millions d’euros engagés par les collectivités pour refaire certains coins de la ville, un tri postal reconverti en salle d’exposition d’art contemporain, la transformation de friches industrielles en 12 maisons folies, dont l’impressionnante Condition publique à Roubaix (5000 m2). On peut encore y ajouter plus de 700 000 personnes habillées de blanc dans les rues de Lille le 6 décembre 2003 pour la fête d’ouverture, les robots géants sur la rue Faidherbe, entre la gare et l’Opéra ou encore la forêt suspendue sur la place d’Arras et enfin, le prolongement de la dynamique avec une biennale, Lille 3000. Allez, Encore un chiffre, le dernier, mais qui ne figure pas sur le bilan de Lille 2004 : 66,56 %, le score de Martine Aubry aux élections municipales de 2008, elle qui avait tout misé lors de son premier mandat sur… la culture !
Pour en arriver là, le travail a commencé en 1994 entre Pierre Mauroy et Alain Bonduelle, patron de la CCI. Ce sera la candidature un peu fantaisiste de Lille pour accueillir les JO de 2004. « Cela nous a servi de base de mobilisation pour obtenir la capitale européenne de la culture, se souvient Laurent Dréano, coordinateur de Lille 2004 et actuel directeur des affaires culturelles de la ville de Lille. Une fois le label acquis en 1998, nous avons mis en place une gouvernance partagée avec quatre collèges : institutionnel, culturel, économie et société civile regroupant en tout 44 membres. Lille 2004 avait en charge la mise en place des grandes thématiques de l’année et une méthodologie de travail. » Emmanuel Vinchon, conseiller artistique poursuit : « Nous avons construit les projets à partir de pistes ou thématiques que nous proposions aux partenaires potentiels, villes et structures culturelles, qui eux-mêmes les enrichissaient selon leurs envies ou leurs propres savoir-faire, avant de nous en faire un retour que nous essayions de relier à d’autres projets. Les entreprises mécènes avaient ensuite le choix de financer les projets qui les intéressaient le plus. » Et Laurent Dréano développe : « Ce processus nous a permis deux choses : fédérer autour de notre projet et rester une équipe légère, soit 20 personnes jusqu’en 2003. Nous avons ainsi pu consacrer 80 % de notre budget pour financer les projets qui nous remontaient du terrain. Nous avons également pu être plus souples puisque la programmation a continué de se construire au cours de l’année 2004, de même que l’accueil de nouveaux mécènes venus nous rejoindre, au vu de l’engouement populaire. Cela nous a par exemple permis d’envisager en juin 2004 de monter la fête finale du 21 novembre avec le rassemblement des géants. »
Sans préjuger de ce que sera finalement Marseille-Provence 2013, force est déjà de constater un mode de gouvernance bien différent ici. Bernard Latarjet, l’ancien directeur de MP 2013, considérant que le milieu artistique et le personnel politique régional n’étaient pas au niveau, a préféré concentrer l’ensemble des pouvoirs décisionnels au sein de l’association. Du coup, pour mobiliser le milieu culturel, il est passé par un appel à projets artistiques. « C’est un outil que nous déconseillons formellement », précise Emmanuel Vinchon. Et on comprend pourquoi aujourd’hui, à l’heure des premiers courriers de refus envoyés par Marseille-Provence 2013. Au lieu de créer l’émulation, l’appel à projets est devenu une machine de désamour et de division avec le secteur culturel. Autre conséquence, la nécessité de gonfler ses effectifs jusqu’à 60 personnes pour instruire les dossiers et monter la programmation ! Résultat, 30 % du budget de Marseille-Provence 2013 est consacré à son fonctionnement (salaires et com).
De plus, les projets prioritairement retenus sont ceux portés par les plus grosses structures culturelles (Aix Lyrique, Rencontres de la photo d’Arles, Piano de la Roque d’Anthéron, Musée de Marseille, Grand Théâtre de Provence…) déjà largement financées par ailleurs, ce qui laisse peu de place aux autres et donc à l’innovation. Enfin, les entreprises mécènes sont loin, pour l’heure, d’être attirées par ce mode de fonctionnement digne du ministère de la Culture des années 80. C’est là justement où Bernard Latarjet a fait ses armes. Tandis qu’à Lille, le patron se nommait Didier Fusillier et il était responsable de la scène nationale transfrontalière de Maubeuge. Un Ch’ti du cru.
Par Stéphane Sarpaux