Moi, Bernard Latarjet Culture du sacrifice
Agneauuuuuuu, de Dieuuuuu, qui enlèèèveuuuuh, leuuuuh, pêché du moooonde, preeeends pitiééé de nouuuuus. Les Marseillais étaient dans le malheur : leur ville chérie, malgré le soleil, restait un trou noir où aucune initiative culturelle ne dépassait les collines de Pagnol. Alors ils prièrent le Dieu Apollon de leur venir en aide. « Nous voulons être capitale européenne de la culture en 2013 » lui dirent-ils. Dieu réfléchit, et il vit que cela était jouable. Il envoya parmi eux son fils Bernard Latarjet, qu’il avait fait homme pour qu’il soit comme eux. Il l’avait fait élever dans le secteur de l’agronomie, avant de le faire basculer dans la culture en 1984.
Les Baumettes, première marche vers le paradis
Tout grand, tout mince, sec et pince-sans-rire, Bernard vint, et tint aux Marseillais un langage de vérité : « Cette ville a une incroyable vivacité, mais aussi un vrai retard culturel impropre à son surnom de “ Deuxième-ville-de-France ”, leur dit-il. Sa vie nocturne est nulle, ses équipements pas à la hauteur. » Les Marseillais s’observèrent, et ils virent que cela était vrai. Là où ils pensaient bluffer le jury par des rodomontades et des « tu me fends le cœur », Bernard leur imposa le parler-franc. Les inondant de sa lucidité divine, il leur dit : « Cette ville est pauvre mes frères, cette ville a un retard culturel indigne. Mais elle est un incroyable melting-pot, le centre de la Méditerranée et de l’Europe, et en tant que telle, est confrontée avant les autres aux défis que vont connaître toutes les villes d’Europe : la coexistence entre les cultures, l’accès populaire à l’art, et sa place dans l’espace urbain. » Sans attendre la réponse des Marseillais, Bernard accueillit le jury de la capitale européenne de la culture. Pour sa première visite, il l’emmena à la prison des Baumettes, dans un atelier culturel de prisonniers, puis dans une école. Ensuite, seulement, il lui montra la mer. Ensuite, il attendit. Dans son dos, les Pharisiens qui en avaient appelé à Bernard le critiquaient, assurant que « Marseille ne gagnerait jamais ». Mais Marseille gagna.
Quarante années de pêché pour un calvaire
Bernard accueillit la nouvelle avec le calme qui impressionnait tant ses disciples : « On a gagné, les emmerdes commencent (1). » Car Bernard savait que cette victoire marquait le début de son calvaire. L’incurie culturelle et urbanistique des 40 dernières années, les joutes entre nobles de la ville pour s’arroger la plus grande part de sa gloire, le scepticisme et l’immobilisme des habitants : il allait devoir tout porter, tout incarner. Mais il savait qu’en souffrant, il rachetait les pêchés de la ville, qu’il la forçait à s’élever plus près d’Apollon. C’est pourquoi quand le vice-roi Muselier a essayé de lui dérober son pouvoir de choix des artistes, il n’a pas quitté la ville. C’est pourquoi quand le roi Jean-Claude a décidé de ne rénover que 20cm2 du Vieux-Port, Bernard n’a pas abandonné ses frères. C’est pourquoi quand l’Etat a faillit enterrer le chantier du Mucem à force de fermer sa bourse, il n’a pas pensé un instant à la mort. C’est pourquoi quand deux de ses plus proches adjoints ont claqué la porte, il ne les a pas retenus. C’est pourquoi quand les cultureux de la ville lui ont reproché de ne pas lancer tout de suite les manifestations prévues avant 2013, il a souri d’un air triste et montré ses caisses encore vides.
Saint-facteur descendu des cieux
Car non contents de le critiquer, les nobles ne lui apportaient que peu d’or. Alors pour avancer sa grande œuvre, Bernard n’a pas chassé les marchands du temple. Il les a accueillis, car ils étaient la seule source possible d’argent frais, un ciment assez fort pour tenir clos les crocs des nobles et des artistes. Dans sa grande sagesse, Bernard fit appel à La Poste comme premier financeur privé. Du rap, hip-hop et slam dans les bureaux de poste, les facteurs transformés en saltimbanques du caddie courrier : Bernard a fait franchir à sa ville la première marche vers l’Eden. Mais le chemin reste encore long, mes frères. Car Marseille est toujours sans lieux pour les grands rassemblements populaires prévus en 2013. Et dans les lieux déjà existants, le malin a pris le cœur des Marseillais pour freiner l’œuvre de Bernard. Dans les musées municipaux, où les employés arrivent mutés d’autres services après un accident ou une maladie les ayant rendus inaptes : un vol de tableau et une double billetterie. A travers toute la ville : des sites culturels éparpillés, inaccessibles entre eux si l’on a pas de bagnole. Une movida qui se résume majoritairement à des bars de cake ou des salles de musiques djeun’s sous pression constante du voisinage. La cité où l’on vend le moins de livres, mais le plus d’abonnements au stade.
Bernard vit tout cela, mais choisit malgré tout de porter la croix pour le salut de ses frères. « Les risques d’échec sont réels (2) » répète-t-il aux disciples comme aux païens. « Le risque est qu’on fasse quelque chose, mais de nul » aussi. S’il ne se résout pas à abandonner son peuple d’adoption, Bernard sait que son supplice durera jusqu’à la sainte date du 1er janvier 2014. Passée cette Pâques, il laissera le soin à d’autres de faire vivre les temples qu’il aura peut-être vu construire, il suivra du ciel les joutes électorales des nobles se disputant aux municipales de mars 2014. Et il goûtera au repos, enfin, de voir les Marseillais se poser des questions sur la culture.
Ainsi fut-il, mes frères. Allez en paix et priez pour notre Seigneur Bernard, martyr parmi les martyrs. Amen.
Par Didymus