Le dessous des Pieds noirs

octobre 2004
Plus de quarante ans après leur arrivée d'Algérie, les pieds noirs font toujours l'actualité : comédie musicale, voyage des rapatriés en Algérie, projet d'un Mémorial national à Marseille... En Provence, là où les rapatriés ont le plus souvent posés leurs bagages, les plaies sont vives mais la fin du deuil semble désormais possible...

charmag_soleil1_web.jpg

Lorsqu’ils débarquent en Provence, en 1962, les rapatriés d’Algérie ont peut-être trouvé quelques réconforts en y découvrant des échos et des similitudes du pays qu’ils viennent tout juste de quitter. Mais leur arrivée n’est pas une partie de plaisir. « Les journaux à l’époque ont parlé d’une invasion de gens douteux, note l’historien Jean-Jacques Jordi. Très vite, Marseille, cité ouvrière déjà en proie à une crise du logement, a été au bord de l’explosion. Elle a mal accueilli les rapatriés. Nice, moins directement sollicitée, leur a laissé un meilleur souvenir ». Malgré tout, de nombreux pieds noirs et harkis se sont installés en Provence. 404 000 rapatriés ont posé leurs bagages, en 1965, dans les départements méditerranéens, près de 120 000 pour les seules Bouches-du-Rhône. Ils y ont même fondé une ville, Carnoux. Ils représenteraient presque 30 % de la population d’Aix en Provence.

Quarante ans plus tard, alors que la plupart des grands acteurs politiques, militaires et civils de cet exode ont quitté le devant de la scène, les pieds noirs font encore l’actualité. Ils sont choisis comme sujet d’une comédie musicale à gros budget ; un Mémorial national de l’Outre-Mer va être construit à Marseille ; cet été, de nombreux élus régionaux ont bruyamment relayé la cabale des associations de rapatriés contre la venue du président algérien Bouteflika lors des commémorations de la libération de la Provence ; les médias suivent pas à pas le retour des pieds noirs dans les cimetières en Algérie ; de nombreux chercheurs s’interrogent sur leur place réelle dans la société contemporaine, sur leurs comportements politiques. Et l’on découvre une mémoire qui s’est secrètement transmise.

« Le refus d’affronter la mémoire collective fait que chacun se réfugie dans sa propre mémoire », écrit Benjamin Stora (1). Les raisons de ce silence sont avant tout politiques : la volonté de De Gaulle de tourner rapidement la page, le lien fondamental entre la Vème République et l’histoire algérienne. « La brutalité de l’exil des pieds-noirs, pendant l’été 1962, tout comme les massacres de harkis, sont fondamentaux pour comprendre comment la France a géré l’indépendance algérienne, poursuit l’historien et sociologue. Ces deux populations en exil ont porté, jusqu’à aujourd’hui, la mémoire de la guerre d’Algérie et de l’indépendance. » Redécouvrir les pieds noirs, c’est décloisonner l’une des mémoires collectives qui s’est transmise presque secrètement pendant quarante ans.

La mémoire, c’est le c?ur des missions que se donne par exemple le collectif aixois des rapatriés. Il occupe la Maison du Maréchal Juin à Aix-en-Provence. Equipement municipal créé par le socialiste Jean François Picheral, il s’agit de la plus grande maison des rapatriés de la région. Gisèle Ambrosino, animatrice du collectif, a l’ambition d’y installer un musée : « A chaque fois qu’un pied noir vient, je lui achète quelque chose ». Une autre association s’est chargée de la numérisation des états civils des français d’Algérie déjà disponible à Aix ou à Nantes, en attendant que l’Algérie fournisse le reste des fiches. Petit à petit les pieds noirs ont construit une mémoire hors-sol, abreuvée par une édition abondante de photos, de récits, de souvenirs.

Au c?ur de cette mémoire, la volonté parfois de réécrire leur histoire. Celle du rapatriement, bien sûr, mais celle de la colonisation également. Beaucoup de Pieds Noirs veulent pourtant se démarquer de l’image du colonisateur, du « gros colon qui fait suer le burnous », en insistant sur la pauvreté de tous les rapatriés à leur arrivée à Marseille. Autre image qui gêne : celle de l’ancien de l’OAS qui sort son fusil pour un oui ou pour un non… Reste l’image méditerranéenne, l’emphase « couscous-merguez ». « Le pied noir qui se caricature, je le comprends, reconnaît Gisèle Ambrosino. C’est une manière de s’affirmer. Ca me gêne, mais je sais que c’est une façon de ne pas se noyer ». Ce que confirme à sa façon Jean-Jacques Jordi : « Par dépit lors de leur arrivée, de nombreux pieds noirs se sont conformés aux clichés par lesquels on souhaitait les définir. Mais ce n’était souvent que provocation même si il y a bien sûr des pieds noirs racistes ».

Avec le vieillissement de la communauté, les tensions et les malaises s’accentuent parmi les plus anciens. « Quand on fait des réunions, on finit le plus souvent par s’énerver. La communauté est en crise », reconnaît Gisèle Ambrosino. Le retour sur les tombes est symptomatique d’une certaine « nostalgérie ». Après le voyage financé par la région PACA qui a donné naissance à l’association France Maghreb, l’adjointe déléguée aux rapatriés de Marseille, Solange Moll, emmène 300 pieds noirs à Oran et promet 40 000 ? de subventions aux réhabilitations de cimetières. Une agence de voyages marseillaise propose désormais aux associations de rapatriés un voyage organisé sur les tombes des ancêtres. Les morts sont à la mode…

Mais la « fin du deuil » est peut-être pour bientôt. Les enfants de pied noir, nés en France, tout en restant attachés aux particularismes culturels de leurs parents, ne se distinguent plus du français ou du provençal ordinaire. Un signe parmi d’autres : leur vote est en tout point comparable à la moyenne nationale. « On parle beaucoup des fils de harki, note Jean-Jacques Jordi. C’est parce que leurs pères ont été muselés, oubliés, qu’ils doivent aujourd’hui mener au grand jour un combat pour leur reconnaissance. Pour les pieds noirs, c’est l’inverse. Ce sont les pères qui se sont battus. Les fils n’ont pas vraiment de luttes à poursuivre ». Même si les passions ne sont pas toujours éteintes, même si l’instabilité politique en Algérie freine la normalisation des relations avec la France, même si le racisme anti-algérien a la peau dure, l’Histoire, là où rien n’est tout noir ou tout blanc, rattrape peu à peu les pieds noirs…

Etienne Ballan et Michel Gairaud

(1) Le Monde, 30 juin 2002

Imprimer