Petits vélos et gros sous
All bike, le projet a l’air dément. Au pied du Mont Ventoux, col mythique du Tour de France, s’installera peut-être d’ici 2023 un vélodrome souterrain de 2 000 places. L’opération prévoit également un hôtel 4 étoiles de 100 chambres, deux restaurants, une galerie marchande, un musée, un parking couvert de 800 places… Le tout pour un montant estimé à 80 millions d’euros !
L’idée vient de Michèle Aragon. Après une carrière dans l’audiovisuel qui lui a fait découvrir ce coin « fascinant », elle s’est installée non loin, à Gordes : « Je me suis demandé ce qu’il manquait dans cet endroit mythique du vélo : un vélodrome ! Pouvoir tout faire au même endroit, voilà pourquoi j’ai choisi le nom All bike. » Avec plus de 126 000 cyclistes sur 8 mois de l’année, les relations avec les locaux ne sont pas toujours très bonnes : circulation, respect de l’environnement… « Certains habitants râlent. Comment réconcilier les gens ? Avec la création d’un endroit de partage, convivial », continue-t-elle en qualifiant le projet « d’intérêt public »…
Projet privé « d’intérêt public »…
Luc Reynard, le maire radical de gauche de Bédoin depuis 2001, a été séduit car « on ne me demandait ni terrain, ni subventions ». Pour abriter le complexe de trois hectares, Michèle Aragon a signé une promesse de vente sur un terrain à la sortie du village. « Il ne dénaturera pas le site puisqu’il sera majoritairement enterré, les toits végétalisés. » Bédoin est une commune de 1 300 habitants qui se dépeuple peu à peu, menacée chaque année de fermetures de classes. Le maire voit avec All bike l’aubaine, sans a priori débourser un centime, d’attirer du monde grâce aux emplois promis : une petite centaine alors que le village compte 235 chômeurs. La construction d’un hôtel haut de gamme lui plaît particulièrement : « le territoire est défaillant en matière d’hébergement de luxe haut de gamme. » Même si deux hôtels 3 et 4 étoiles sont déjà implantés à quelques kilomètres…
Autre argument avancé par Luc Reynard : l’élargissement de la saisonnalité touristique, aujourd’hui concentrée sur les deux mois d’été. Le vélodrome pourrait attirer du monde à d’autres périodes. « C’est un projet attractif pour la commune, où beaucoup de cyclistes ne font que passer et ne consomment pas, assure Michèle Aragon. L’anneau de cette piste pourra aussi accueillir de la gymnastique, des tournois de ping-pong… » La piste reste un sport très confidentiel : 300 licenciés en France même si beaucoup d’autres cyclotouristes s’entrainent en vélodrome l’hiver.
Une rentabilité complexe
Le maire a attendu l’automne 2017 pour présenter le projet en conseil municipal. Lequel a surpris du monde. Premièrement sur la nature des investisseurs, encore inconnus, la rentabilité d’un tel équipement et sa capacité à se fondre dans un village provençal typique. La mairie assure avoir reçu des garanties financières sérieuses. Rapidement, un collectif d’habitants, qui rassemble aujourd’hui 350 personnes, s’est formé. Premier argument : la rupture d’unité architecturale causé par ce projet « pharaonique ». « Il sera impossible de tout enterrer ! Ce sera la première chose que les gens verront en descendant du Ventoux, s’exaspère Philippe Babinet, membre du collectif. Cela contrevient aux principes des documents d’urbanisme, qu’il faut modifier, et au futur parc régional du Ventoux. Et il se fait sur des terres agricoles ! » Pour le maire « les documents d’urbanisme n’interdisent pas de concilier environnement et tourisme. Ces terres agricoles, elles ne sont plus cultivées depuis des décennies et j’ai réussi à remunicipaliser 7 hectares de terres vacantes ! ». Des microparcelles, notamment sur le domaine forestier, pour les opposants.
Le collectif affirme aussi que les grands équipements de ce genre (Saint-Quentin-en-Yvelines, Roubaix…) sont tous déficitaires. A l’inverse, Michèle Aragon mise sur « la complémentarité de l’offre, la justesse du calcul des coûts et du gaspillage ». Elle assure aussi avoir présenté son projet au président de la Fédération française de cyclisme et de l’Union internationale cycliste. Le Ravi a pu joindre par téléphone Guillaume Schwab, le responsable national des équipements. Il n’a jamais entendu parler d’All bike. S’il ne connaît pas les détails, il juge l’initiative à première vue « compliquée et très ambitieuse ». Il confirme également que ce genre d’équipement « n’a pas vocation à être rentable ». De leur côté, les habitants craignent également qu’All bike assèche encore plus l’économie du village et que les emplois y soient trop spécialisés pour les locaux.
« Qu’il y ait des oppositions, des interrogations, je le comprends très bien. Mais ces gens sont égoïstes, violents et n’ont même pas voulu intégrer le comité de suivi, ils ne proposent rien », s’indigne Michèle Aragon. Des opposants qui clament sur des banderoles que « le Ventoux n’est pas à vendre ». « Il est vrai qu’on s’est posé la question entre nous d’intégrer ce comité ou non. Mais nous y perdrions notre temps, tout est plié d’avance ! », tance Arlène Trenet, un autre membre. Conscients que pour être crédible il faut aussi proposer une alternative, le collectif travaille pour trouver une diversification au « tout vélo ». Au final, ses membres s’interrogent sur les intentions réelles des investisseurs « mystères ». Et boule de gomme.
Clément Chassot
Enquête publiée dans le Ravi n°161, daté avril 2018