Mi-temps pour les intermittents

juillet 2004
Les intermittents ne rejoueront probablement pas cet été « razzia sur les festivals ». Ils n'ont pas obtenu l'abrogation du protocole controversé, mais le gouvernement recule peu à peu. La question des moyens et des finalités d'une politique régionale culturelle reste entière.

« Côté finance et côté fatigue, on est dans le rouge. La mobilisation n’est pas au rendez-vous.» Entre deux averses et devant un auditoire clairsemé réuni pour débattre de l’intermittence, lors de la fête des comités ATTAC des Bouches-du-Rhône, Gilles Patrat, musicien, membre de Sud Culture PACA, ne promet pas des lendemains estivaux qui chantent. Investi auprès de la coordination des intermittents et précaires, le syndicaliste demeure malgré tout combatif. Et reste prudemment optimiste. Le gouvernement et son nouveau ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres, alias RDDV, sans pour l’instant céder sur l’essentiel – l’annulation pure et simple du protocole qui a mis le feu aux poudres, il y a un an – organise une retraite en bon ordre. Un fond « d’urgence » de 80 millions d’euros est mis en place pour réintégrer les professionnels exclus n’ayant pas effectués 507 heures en 11 mois mais en 12 comme c’était le cas avant la réforme controversée. RDDV a désigné un expert qui, à la rentrée, doit lui fournir un rapport « chargé de définir les bases d’un nouveau système ». La coordination réclame toujours une abrogation pure et simple. La fédération CGT du spectacle, majoritaire à elle seule, parle plus prudemment d’une « nouvelle négociation ».

En Paca, « terre des festivals », le souvenir des annulations en cascade des grands rendez-vous culturels de l’été dernier restera longtemps dans les mémoires. L’affaire est loin d’être terminée mais, avec le recul, chacun est désormais en mesure de dresser un premier bilan du conflit, ses origines, ses conséquences. « Le régime d’indemnisation des intermittents est né dans une France prospère, à une époque où le travail continu et régulier était pour presque tous la règle, explique Gilles Patrat. Accompagner la précarité des artistes semblait alors possible aux yeux du patronat, nos professions étant parfois perçues comme une sorte de laboratoire du libéralisme. Aujourd’hui, l’emploi intermittent concerne tous les secteurs. Le Medef a réalisé que le régime des intermittents pourrait être généralisé au travail discontinu. Il a décidé de détruire le régime des artistes pour éviter qu’il ne fasse tache d’huile. » Selon les syndicats, 1 500 « travailleurs » du spectacle, artistes et techniciens, ont été exclus chaque mois en France du système de l’intermittence. Même avec la nouvelle perspective de « rattrapage » ouverte grâce au « fond d’urgence », l’amertume et la méfiance prédominent dans la profession.

« Le paradoxe, c’est que les gros, les “ permittents ”, les intermittents permanents de l’audiovisuel passent à travers les mailles du nouveau protocole. »

« Nous rêvons tous maintenant de nous consacrer à notre métier », reconnaît Catherine Lecoq lors d’une pause entre deux répétitions de Ah, Dieu ! que la guerre est jolie (1). La comédienne n’est pourtant pas du genre à mégoter sur l’engagement collectif : déléguée régionale de la CGT du spectacle, elle est désormais également conseillère régionale après avoir figuré avec succès comme candidate de la « société civile » sur la liste de Michel Vauzelle. « Au sein de l’hémicycle, j’espère pouvoir faire tomber quelques idées reçues, souligne-t-elle. La plupart des élus, qui se préoccupent d’abord des questions de financement et d’animation culturelle, ne savent pas comment fonctionne le régime de l’intermittence. Le conflit nous a fait du mal : il a renforcé dans l’esprit du grand public l’idée selon laquelle nous ne travaillons que de temps en temps. C’est faux : s’il est difficile pour un artiste de déclarer 507 heures par an, c’est parce que ce calcul ne prend pas en compte la plupart des heures nécessaires à toute création, celles par exemple passées en répétition. » Priorité de la nouvelle élue : se « battre » pour que les collectivités territoriales privilégient les aides au fonctionnement des compagnies plutôt que de distribuer seulement des aides à la création (liées à un projet ponctuel d’une compagnie indépendante). Seules les premières permettent en effet de rémunérer l’indispensable travail pour promouvoir et faire « tourner » un spectacle.

Jean-Marc Montera, co-directeur de Montévidéo à Marseille, lieu « dédié à l’écriture contemporaine et aux musiques improvisées », ne décolère pas lui aussi lorsqu’il porte un regard sur la façon dont le débat sur l’intermittence a été posé. Musicien, fondateur du Groupe de recherche et d’improvisation musicale (Grim), il s’est senti « sauvagement agressé » par une véritable opération « d’intoxication ». « Nous avons tous vécu un règlement de compte dans la grande tradition des westerns spaghetti, s’étonne-t-il. Monsieur Seillière et ses amis ne supportent pas que des individus décident de faire un choix de vie différent, qui ne consiste pas à vouloir amasser le plus d’argent possible pour le faire fructifier au maximum. Faire croire que Deneuve est une intermittente qui gagne 2 000 euros par mois entre deux films est stupide – ses revenus lui interdisent bien sûr de percevoir le moindre centime -, D mais la rumeur a fait son petit effet. Le régime n’est pas parfait, il devrait même être réformé. Des abus existent. Un musicien obligé de trouver des employeurs multiples pour vivre n’a rien à voir avec le cameraman d’un sitcom employé toutes les semaines par la même boîte de production. Le paradoxe, c’est que les “ gros ”, les “ permittents ”, les “ intermittents permanents ” de l’audiovisuel passent à travers les mailles du dernier protocole. »

« Il n’est pas imaginable que des « professionnels » de la culture, des subventionneurs, puissent décider de la vie ou de la mort des artistes. »

Les effets de la réforme sur le dynamisme de la création artistique dans la région sont difficilement mesurables. Une structure comme la Minoterie par exemple, scène « conventionnée », installée dans le quartier portuaire de la Joliette, n’est pas directement exposée aux aléas du régime des intermittents. « Si l’accord n’est pas renégocié, nous avons tout de même calculé que nous serons touchés indirectement, dès l’année prochaine, précise Guy Robert, administrateur du théâtre (et chroniqueur émérite du Ravi). De nombreux spectacles portés par des petites compagnies ne pourront plus être réalisés et ne parviendront plus jusqu’à nous. La profession est attaquée de tous les côtés. Les critères d’attribution de la licence d’employeur, qui permet d’embaucher des intermittents, sont de plus en plus sévères. Cela a pour effet de renvoyer, au moindre travers administratif, ceux qui ne jouent pas beaucoup, les plus petits, du côté de l’amateurisme, hors des frontières du métier. »

En avril 2003, alors que la bataille de l’intermittence avait déjà pris de l’ampleur, un nouveau regroupement a vu le jour : le Syndicat national des arts vivants (Synavi). Il rassemble les compagnies « indépendantes » qui se définissent ainsi par opposition aux structures relevant directement du financement de l’Etat (scènes et centres dramatiques nationaux…). Alors qu’elles représentent 80 % du secteur des arts vivants, elles ne perçoivent que 20 % des subventions publiques. Une cinquantaine de compagnies ont adhéré en Paca au Synavi. « Défendre le régime de l’intermittence, c’est préserver les conditions qui permettent l’initiative artistique, le foisonnement des projets », affirme Yves Fravega, membre du conseil national du Synavi, animateur du collectif marseillais L’art de vivre qui mêle musique, théâtre et création de pièces radiophoniques. Le Synavi a élaboré une plate-forme lors des élections régionales pour réclamer les moyens de mener des projets « échappant aux diktats esthétiques institutionnels et à toute forme de conformisme esthétique ». Le jeune syndicat a réclamé une réorientation des politiques culturelles menées dans la région : en favorisant l’accès à une information transparente ; en donnant à la décision politique la primauté sur tous les mécanismes administratifs et techniques, en tenant des assises périodiques…

« Je défends le droit pour tout le monde de se faire siffler, poursuit Yves Fravega. Je veux pouvoir continuer à hurler dans la salle contre des spectacles que je trouve mauvais. Il n’est pas imaginable que des “ professionnels ” de la culture, des subventionneurs, puissent décider de la vie ou de la mort des artistes. L’intermittence permet, sans que personne ne contrôle vraiment ce qui se qui se passe, aux individus les plus motivés de tenter leur chance. Mais le système se régule tout seul. Un artiste autoproclamé, un comédien raté, va vite crever de faim. Les abus, en dehors des grosses sociétés de production, sont rarissimes. » Dans les locaux du Comptoir, ancienne fabrique d’allumettes que l’Art de vivre partage avec un autre collectif, les Pas perdus, le metteur en scène lance un avertissement : « On est des artistes. On a envi de rêver la vie. Nous sommes là pour penser le monde autrement. En trente ans de métier, je n’ai jamais fait face à une telle machine à tuer gouvernementale. Mais attention ! Nous n’allons pas nous soumettre. »

Michel Gairaud

1. Cette pièce de Pierre Debauche, consacrée à la Première Guerre mondiale, sera représentée pour la première fois à Marseille à l’Odéon, le 21 septembre, lors de la Journée mondiale de la paix, puis du 12 au 24 octobre au Gyptis.

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