FO et usages de FO (2)

mai 2012
Elie-Claude Argy a été remplacé à la tête du syndicat FO des territoriaux de Marseille par Patrick Rué. Le nouveau « vice-roi » de la capitale régionale promet des changements. À voir. Le système FO reste bien ancré dans les esprits et les pratiques, comme le racontent ceux qui l'alimentent. Deuxième et dernière partie de l'enquête co-signée par la rédaction du Ravi et celle de Mediapart.

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Jeudi 8 mars, un long suspens prend fin à Marseille. Un mois jour pour jour après sa nomination à la tête de FO territoriaux de Marseille et de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (MPM), le syndicaliste Patrick Rué commente enfin l’audit sur la propreté commandé l’automne dernier par Eugène Caselli, président PS de MPM. Un sujet hautement explosif dans la seconde ville de France, sur lequel le nouveau « vice-roi » de Marseille, surnom que s’est donné son prédécesseur du temps de sa splendeur, est particulièrement attendu.

Lors de son intronisation en remplacement d’un Elie-Claude Argy devenu infréquentable à cause de ses dérives et de ses liens avec le sulfureux Jean-Noël Guérini (le président PS du Conseil général des Bouches-du-Rhône mis en examen pour « association de malfaiteurs »), Patrick Rué a en effet beaucoup promis. Notamment de couper le cordon ombilical avec les élus et de rendre aux cadres des deux collectivités (très souvent encartés FO) leur entière liberté dans la gestion de leurs services. Une véritable révolution à l’échelle de Marseille, cependant accueillie avec beaucoup de circonspection.

« [Patrick Rué] est peut-être tenté par un changement de stratégie, mais je suis sceptique. Rué est le soldat de Rué, donc du syndicat », jugeait fin janvier Roger Aymard, secrétaire général adjoint du SDU13-FSU de MPM. « Si Patrick Rué veut la fin du système, on y mettra fin, mais je ne vois pas [son] intérêt, acquiesce Jean-Claude Gondard, fidèle directeur général des services de Jean-Claude Gaudin et interlocuteur régulier des responsables du "syndicat majoritaire" (1). Je ne pense pas que le changement de secrétaire général affecte les fondamentaux de FO, ni son lien particulier et direct avec l’exécutif municipal, ni même son indépendance. C’est seulement un changement de personne. » On a connu meilleur accueil…

D’autres veulent cependant croire que le grand soir est effectivement arrivé. C’est le cas du socialiste Michel Pezet, vice-président à la culture du Conseil général des Bouches-du-Rhône et ami de longue date de Patrick Rué. « Je l’ai connu quand il était délégué FO aux espaces verts. A l’époque j’étais conseiller municipal, on s’est rencontrés au PS dont il était membre, explique l’avocat. Il faisait partie de cette jeune génération, en pointe, qui voulait apporter quelque chose de nouveau et rompre avec nos aînés et leur formation plus clientéliste. Il est toujours resté fidèle à cette vision. » Et d’assurer : « Cette rupture qu’il affiche, pour moi, est totalement authentique, toute sa carrière le démontre. »

La « rupture » dans la continuité

A voir. La « carrière » du nouveau « vice-roi » est d’abord celle d’un apparatchik. Entré à la ville en 1977 au service des émondeurs, après un bac gestion des entreprises et une pige à la Caisse d’épargne, Patrick Rué est élu à 21 ans délégué FO avant de se reconvertir en permanent syndical en 1993. Il intègre alors le bureau exécutif, où il hérite des écoles et des crèches, haut lieu du clientélisme local avec le nettoiement. En 2003, il devient n°2 d’Elie-Claude Argy, qui vient de prendre les rênes des territoriaux FO, et « gère le quotidien », selon son expression. Vient finalement l’apothéose de cette année. Côté mandats, même « carrière ». « Je siège, à titre de FO, aux œuvres sociales de la Ville [trésorier, Ndlr], à la commission de discipline [de la ville], à la commission de concertations [un machin du Département, Ndlr], à la mutuelle des territoriaux, créée par FO, et au conseil d’administration de 13 Habitat », précise l’intéressé. Cette dernière fonction a d’ailleurs rapporté à Patrick Rué une courte présence dans les écoutes de l’affaire Guérini : Alexandre le désigne à la directrice de cabinet du président du très médiatique office HLM du Conseil général des Bouches-du-Rhône comme contact pour toute demande d’appartement émanant du syndicat…

Le 9 mars a finalement donné raison aux mauvais coucheurs. Sans surprise, le souffle révolutionnaire est retombé. Soutenu par une vingtaine de militants, le nouveau patron des territoriaux FO fustige devant une douzaine de journalistes le rapport des « quatre mousquetaires », surnom des élus (deux UMP et deux PS) qui l’ont rédigé. Le document propose en particulier la fin du sacro-saint « fini-parti » et le renforcement des contrôles pour pallier le laxisme (supposé) des agents de maîtrise, où FO frôle les 70 %. Des conclusions balayées par Patrick Rué : l’audit est « démagogique » et « politique », les « agents sont ciblés », certaines propositions sont « humiliantes » pour eux, de nouvelles « privatisations » sont à craindre, etc. Il promet même une « guerre nucléaire » en cas de transferts au privé et glisse que son organisation pourrait prendre la tête de la fronde syndicale qui s’organise au niveau national sur le sujet. Pour mieux éluder la question de la maîtrise, principal vecteur du clientélisme FO à MPM, comme le Ravi et Mediapart l’ont raconté le mois dernier ? In fine chacun est rassuré : des négociations ont été ouvertes.

Déni de réalité

Pendant notre enquête, ces contorsions ont toujours prévalu chez les acteurs du système, responsables de FO comme élus. D’un côté, chacun nie son existence ou renvoie à un passé lointain, en général les mandatures Defferre (1953-1986) ; de l’autre, les preuves et anecdotes de la permanence de la cogestion à la sauce marseillaise fourmillent.

Pas question ainsi de reconnaître le pouvoir (magique ?) accordé au « syndicat majoritaire » : être un « relais politique », voire de carrément « faire les maires » de Marseille. « Arrêtons de dire [ça] », peste Patrick Rué. Même déni chez Bruno Gilles, sénateur-maire UMP des 4e et 5e arrondissements, qui nous a longuement accueilli dans son bureau dévolu à Tintin et Jacques Chirac, un cigarillo aux lèvres : « On ne va pas se le cacher, aux municipales de 1995, FO avait plutôt choisi Gaudin. [Mais] les adhérents de FO vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Vous donnez beaucoup trop de pouvoir aux consignes de vote des syndicats. Avec les syndicats, on peut acheter la paix, on peut essayer d’avoir moins de conflits, que les choses se passent bien, mais électoralement, ils pèsent moins que ce que vous pensez. »

Les faits sont pourtant têtus. Et les histoires nombreuses. Candidat dissident en 1988 face au sortant socialiste Robert Vigouroux, Michel Pezet raconte le rôle que s’était alors donné le « syndicat majoritaire » : « Aux municipales de 1988, j’ai eu l’appareil FO contre moi. Il est évident que FO avait plus de sympathie pour Vigouroux que pour un jeune "révolutionnaire", même si j’étais loin d’Hugo Chavez. Mais ce n’était pas aussi caricatural que ça. Il peut y avoir des réunions où on glisse que pour la défense des intérêts professionnels, il vaudrait mieux que ce soit tel candidat qui passe. »

Partie de campagne

25 ans plus tard, rien n’a changé. Une anecdote de la campagne des municipales de 2008 amuse encore le Vieux Port. Neutre à sa façon, FO bascule anti-guériniste après que Bruno Gilles ait transmis à Patrick Rué l’enregistrement d’une interview salée sur le « syndicat majoritaire » du socialiste Patrick Mennucci, actuel maire des 1er et 7e arrondissements alors directeur de campagne de Jean-Noël Guérini, réalisée à l’école de journalisme de Marseille. « Là où nous étions très influents, c’est qu’à ce moment la droite était par terre, ils avaient perdu, il n’y avait quasiment plus que Bruno Gilles qui tenait les troupes. Quand ça s’est su que nous allions nous mettre contre Guérini, ça a regonflé les équipes de Gaudin », racontait avec gourmandise le nouveau patron des territoriaux FO, 24h avant son intronisation, pendant que ses troupes s’affairaient sur des derniers préparatifs. De son côté Bruno Gilles s’énerve : « On voit [les responsables FO] au meeting en 2008, ils viennent aux vœux. C’est plus une présence psychologique qu’électorale. C’est-à-dire que psychologiquement ça fait du bien d’avoir Argy, Rué, patin-couffin. Mais après je vous dirai la célèbre phrase d’un président de l’URSS au pape : "Le pape, combien de divisions ?". »

Visiblement, encore suffisamment pour que FO se donne toujours le beau rôle et que les élus n’insultent pas l’avenir. Avec 30 000 adhérents revendiqués dans les Bouches-du-Rhône, dont cinq gros bataillons (Eurocopter, les hôpitaux de Marseille, la ville et la communauté urbaine, la sécurité sociale), FO ne manque pas d’arguments (électoraux). D’autant moins que comme Patrick Rué dans sa tendre jeunesse, nombre de ses adhérents sont des militants politiques très engagés.

Pas toujours de plein gré d’ailleurs, comme l’explique cette militante UMP, encartée chez FO jusqu’à l’année dernière, croisée aux vœux de Bruno Gilles fin janvier : « Je me suis investie politiquement pour Jean-Claude Gaudin, que j’apprécie, je tiens des bureaux de vote. On est bien obligé, il faut 5 ans pour être titulaire. » « Faites bien la différence entre une consigne directive qu’on a peut-être donnée au début du premier mandat, je l’avoue mea culpa, et 10 ans après. Quand il y a quelqu’un qui vous dit "tiens, on m’a conseillé de me syndiquer à FO", je vais plutôt lui dire "oui, il vaut mieux, c’est le syndicat majoritaire." Mais ne croyez pas que tous les jours on dit aux gens "allez à FO" », nuance le sénateur-maire UMP des 4/5. Avant d’avouer : « Une bonne partie de mes militants UMP sont FO, je ne vous le cacherai pas. Mais à la base ce sont des mecs de droite. » Une chose rare à croire le nouveau patron des territoriaux FO : « Au départ, nous avons un gros électorat PS, beaucoup de militants PS dans nos sections. » Le système Defferre a toujours de beaux restes…

Traditions locales

Quelques autres pratiques ancestrales sont également toujours vivaces. Comme les détachements d’agents communautaires encartés FO pour assurer le collage pendant les campagnes électorales. Un élu UMP raconte ainsi qu’aux cantonales de 2011 « une palanquée de cantonniers » ont fait campagne pour un candidat socialiste, Antoine Rouzaud, alors… vice-président de MPM en charge de la propreté. « Des agents de maîtrise étaient même détachés dans la journée », accuse notre grand timide. Mais un peu moins que le président PS de MPM, qui a dédaigné les sollicitations du Ravi et de Mediapart.

Autre grande tradition locale : le ralliement d’anciens responsables FO sur les listes des candidats aux municipales. En 2008, les deux camps avaient leur mascotte : Jean-Paul Bramanti, secrétaire général de FO des hôpitaux de Marseille jusqu’aux élections, à gauche ; Josette Ventre, ancienne patronne de FO territoriaux, à droite. Le sénateur-maire des 4e et 5e arrondissements avait également attiré la jeune Marine Pustorino, fille d’un cadre FO de la Caisse d’épargne. Last but not least, Jean-Claude Gaudin s’était de son côté offert les services d’André Camera, délégué FO de la caisse primaire d’Assurance maladie des Bouches-du-Rhône. Désormais adjoint en charge « des voitures publiques », ça ne s’invente pas, l’élu, est indemnisé à hauteur de 4000 euros par mois pour cette fonction.

Aujourd’hui octogénaire, c’est François Moscati, secrétaire général des territoriaux sous Gaston Defferre, qui, de 1995 à 2008, avait ouvert le bal en rejoignant l’équipe municipale de Jean-Claude Gaudin. Avec selon l’ancien éboueur, l’agrément du bureau de FO. « Mais ça n’était pas FO qui entre dans l’équipe Gaudin, il n’y avait pas de symbole. Je ne me suis jamais plus occupé du syndicat, je n’en ai jamais parlé avec le maire, je n’ai jamais rien demandé pour moi et il ne m’a jamais demandé de prendre ma carte au parti », jure l’ex adjoint du sénateur-maire UMP de Marseille, qui se présente comme le « gardien moral du sérail » et assiste toujours à la tribune des congrès de FO.

Jean-Claude Gondard garde un souvenir très différent de cette période. « Moscati était une bonne pioche, parce qu’il fléchait assez bien. Jean-Claude Gaudin servait la vulgate FO : "Je suis favorable au service public et à l’accroissement de ses missions", sourit le proche de Jean-Gaudin. Il a toujours été la courroie avec le syndicat. Une fois, j’ai voulu m’inspirer d’une prime au mérite qui existait à Lyon pour les cadres. Quand j’ai commencé à en parler, Moscati a téléphoné à Gaudin, qui était ministre, et il a dit "On ne veut pas entendre parler de ça." C’était la fin. » Conclusion du DGS : « Moscati pouvait (aussi) faire passer des messages. » « Le propre d’une liste, c’est qu’on considère que ceux qui sont dessus vont vous amener des voix », tranche le socialiste Michel Pezet.

La continuité dans la « rupture »

Cette tradition marseillaise pourrait finalement disparaître. Des responsables politiques marseillais affirment vouloir changer leur rapport avec le « syndicat majoritaire ». « Si je suis candidat en 2014, je ne demanderai pas le soutien de FO », assure ainsi le socialiste Patrick Mennucci. « Je pense que ça serait une preuve qu’on a coupé ce cordon ombilical si aux prochaines élections municipales il n’y avait pas de gros représentants de FO », explique de son côté Bruno Gilles. Et de poursuivre : « Je suis pour que les choses changent après 2014 si tout le monde joue le jeu […] Je veux bien qu’on mette tout à plat, à condition que tout le monde s’y mette : les collectivités [et] les syndicats dits minoritaires y compris. Je pense à la CGT, qui distribuait en 2008 devant la mairie et les hôpitaux pour Jean-Noël Guérini. »

Mais comme Marseille « est aussi […] une ville un peu à part », pour reprendre une expression de Bruno Gilles largement partagée, cette nouvelle révolution a aussi ses limites. « A Bordeaux, on n’écrit pas à Juppé [maire UMP et ministre des Affaires étrangères, Ndlr] pour faire changer la cheminée d’une boulangerie parce que la clim se met en marche trop tôt le matin [et gêne des voisins]. Ben moi, ils me cassent les couilles pour ça les gens. Je veux bien qu’on lave plus blanc que blanc, mais à droite, comme à gauche, comme au centre, si demain l’élu n’a plus la possibilité d’intervention, il est au chômage. Parce que 90 % de nos rendez-vous ce sont des demandes d’emploi, de logement et de crèche », explique le sénateur-maire UMP des 4/5. Et de proposer : « Il faut qu’on arrive à 80-20. » En résumé : 80 % d’attribution de logement, d’emploi, de place en crèche, etc, par le circuit administratif légal et 20 % par intervention politique…

Une marge suffisante pour FO ? Le « syndicat majoritaire » fait lui-même très souvent appel aux élus, qui répondent de bon cœur, pour régler les problèmes des agents ou de ses adhérents, rappelle à sa manière Marc Katramados, le truculent secrétaire général FO des hôpitaux de Marseille : « Quand je suis arrivé aux affaires, je suis arrivé à la tête d’un supermarché. Je fais les courses où j’ai envie de les faire, à droite ou à gauche selon les besoins. »

Le revirement de Patrick Rué sur le fini-parti ou les propos de certains responsables nationaux de FO ne poussent pas plus à l’optimisme. Secrétaire national des territoriaux FO, Didier Bernus éructait en conclusion du congrès de février : « On nous explique que le syndicat de Marseille est trop puissant. Mais à la fédération, on essaie de s’appuyer là où on est fort. On aurait tort de se priver des conseils de là où ça marche. »

Une enquête de Louise Fessard (Mediapart) & Jean-François Poupelin (le Ravi)

FO et usages de FO : [la 1er partie de l’enquête, c’est ic->http://www.leravi.org/spip.php?article1286]i.

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