A qui profitent les services publics ?

novembre 2004
La question peut être posée, au vue de l'empire qu'est devenue la Générale des eaux (1), au départ simple marchande d'eau, et au regard des nombreux scandales et affaires liées aux délégations de services publics. Votée en 1993, la loi Sapin cherchait à prévenir la corruption en clarifiant les procédures publiques, et par là même à favoriser la concurrence. On ne sait si le premier objectif a été rempli, mais de sérieux doutes pèsent sur le second.

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S’il est relativement simple de montrer l’existence de situations de monopole dans la gestion des principaux services publics (eau, transports, déchets), parler, à ce propos, d’ententes illicites est plus malaisé. On s’en tiendra donc aux faits.

Par exemple, dans le domaine des transports en commun, Connex, au travers de ses nombreuses filiales (2), règne quasiment sans partages sur le Var et, surtout, sur les Alpes-Maritimes. Dans les Bouches-du-Rhône, c’est le groupe Kéolis (3) qui tient le haut du pavé. Pour la gestion des déchets, Onyx est incontournable dans les Alpes-Maritimes. Les ordures ménagères y sont collectées et transportées par Sud-Est Assainissement, brûlées à l’Ariane par la Sonitherm. Les déchets ultimes sont stockés au Jas de Madame : on prévoit même de les transporter par le train des Pignes jusqu’à Barrême, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Que du Véolia. « La Lyonnaise ne se porte même plus sur les marchés de collecte », nous confie Jean-Raymond Vinciguerra, conseiller général vert des Alpes-Maritimes.

Les Alpes-Maritimes, et dans une moindre mesure le Var, seraient-ils la chasse gardée de Véolia ? Pas tout à fait. La concurrence existe encore, notamment dans le domaine de l’eau. Près de 29 % des habitants des Alpes-Maritimes et du Var ne sont toujours pas fournis en eau par la Générale (4). Les malheureux sont obligés de passer par la Lyonnaise des eaux ou Bouygues, ou pire encore, par des régies municipales, surtout s’il s’agit de petits villages. Dans les Bouches-du-Rhône, une plus grande concurrence semble s’exercer dans le domaine de la distribution de l’eau. La Générale n’affirme fournir que 5 % des amateurs de pastis et la Lyonnaise, moins de 7 %. Mais ces chiffres sont trompeurs et ne font que noyer le poisson, car 72 % de l’eau y est distribuée via des sociétés d’économie mixte dans lesquelles il n’est pas rare de retrouver un des grands opérateurs, comme à Arles, sinon les deux, comme à Marseille.

« Pendant longtemps, on s’est contenté de confier les clés de la maison et de s’en laver les mains ensuite. A l’eau claire, certes, mais à quel prix. »

Quels sont les effets de ce monopole sur les prix ? La portée d’une telle comparaison ne peut qu’être relative, tant le prix de l’eau répond à de nombreux critères (5). Néanmoins, force est de constater que dans les Alpes-Maritimes et le Var, le prix moyen de l’eau est plus élevé que dans les autres départements du bassin Rhône-Méditerranée-Corse (6). Et dans ces deux départements, les communes qui fonctionnent en régie paient en général leur eau à un tarif moins élevé que la moyenne (7). « Quand l’eau a été mise en affermage à Grasse, son prix a décuplé, explique encore Jean-Raymond Vinciguerra, sans que pour autant les infrastructures qui servent à la desserte aient été modernisées par le délégataire [Suez-Lyonnaise des eaux]. »

Car pendant longtemps, on s’est contenté de confier les clés de la maison et de s’en laver les mains ensuite. A l’eau claire, certes, mais à quel prix. Lorsqu’il siégeait encore au conseil municipal de Nice, Max Cavaglione (divers gauche) s’était amusé à pointer les abus de la Générale, fournisseur officiel depuis… 1864. Forte de ces arguments, la mairie avait obtenu une baisse du prix de l’eau. Depuis, ça coule de source ? Rien n’est moins sûr. « Dans les Alpes-Maritimes, le gros problème, poursuit Jean-Raymond Vinciguerra, c’est qu’on ne connaît pas l’état des réseaux, on ne sait même plus où ils se trouvent et, plus grave encore, on n’a aucune idée de la quantité d’eau qui est prélevée, puisqu’on n’a pas de compteur à la captation. » La Générale facture des coûts de traitement sur des quantités impossibles à vérifier. A Marseille, l’eau est distribuée par une société d’économie mixte, la Société des eaux de Marseille, dans laquelle on retrouve la Générale et la Lyonnaise. Et comme dans les Alpes-Maritimes, l’autorité politique, maintenant la communauté urbaine, s’en remet un peu trop au délégataire. Ce dernier est, par exemple, le seul à connaître exactement les éléments du patrimoine qui lui est confié (8). Mais on n’a pas de raisons de ne pas lui faire confiance…

« Pour déléguer, les communes doivent s’entourer d’experts de haut niveau »

Hausse des tarifs, opacité, soupçons de corruption : faut-il pour autant condamner la délégation ? Jean-François Knecht, conseiller municipal PS de Nice, qui n’adore rien moins que disséquer les contrats de marchés publics ou de délégation, a son idée tranchée sur la question et ne jure que par la régie « plus économe des deniers publics ». Jean-Raymond Vinciguerra se veut plus nuancé : « C’est une bonne chose de déléguer, parce que la collectivité ne maîtrise pas tous les métiers. Mais il faut, s’empresse-t-il d’ajouter, en plus d’une véritable concurrence, un cahier des charges bien précis et un contrôle effectif. » Un critère s’esquisse. Resteraient en régie les services publics qui ne demandent pas une trop grande technicité ni de trop lourds investissements, afin de ne pas crouler sous les frais de fonctionnement ni s’endetter pour trente ans. Le reste – les lourds investissements et les services publics très techniques – serait confié au privé, avec un cahier des charges précis et un contrôle effectif.

Mais qui peut contrôler ? Les collectivités locales, communes ou même communautés d’agglo, ne sont pas à égalité avec ces grands groupes bardés d’avocats et de techniciens de très haut niveau. Elles doivent donc embaucher des experts capables de discuter avec ceux de Suez-Lyonnaise, de Bouygues ou de Véolia. Mais alors, avec de pareils experts parmi leur personnel, ont-elles encore besoin de faire appel au privé ?

Gilles Mortreux

(1) La Compagnie générale des eaux (CGE) était une filiale de Vivendi Environnement (VE), qui elle-même faisait partie du groupe Vivendi Universal. En 2002, VE est devenu financièrement autonome, avant de se rebaptiser Véolia Environnement. Les principales filiales de Véolia sont Véolia Water, Dalkia (chauffage urbain), Connex (transports) et Onyx (déchets). (2) Rapides Varois, Transvar, Estérel cars…, dans le Var ; ST2N, Auto Nice Transport, Rapides Côte d’Azur, Broch… dans les Alpes-Maritimes. (3) Cars de Camargue, Cévennes Cars, Ceyte Tourisme Méditerranée, Cie Autocars de Provence notamment. (4) Cf. www.generale-des-eaux.com/ (5) dont le principal est la nécessité ou non de la retraiter. (6) Cf. http://rdb.eaurmc.fr/eau-potable/prix/index.php (7) Quelques éléments de comparaison, à prendre avec des pincettes (prix du m3 en euros, chiffres 2001) : moyenne Alpes-Maritimes : 2,84 ; Mouans Sartoux (régie) : 2,40 ; moyenne Var : 2,79 ; Varages (régie) : 2,36 ; moyenne Bouches-du-Rhône : 2,45. (8) Cf. le rapport de la Cour des comptes sur « La gestion des services publics d’eau et d’assainissement », décembre 2003.

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