Al Jazeera, le nouveau muezzin des quartiers

septembre 2011
Al Jazeera fait kiffer les cités populaires de la région. Et les cités le lui rendent bien : son audience ne cesse de croître alors même que la version francophone de la chaîne du Qatar reste encore un projet. Elle catalyse les émotions et les frustrations. Est-elle un danger ?

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Quel point commun entre ces jeunes d’un quartier populaire d’Avignon, les chibanis d’une résidence sociale de Toulon ou les militantes d’une association de femmes de Marseille ? Ils sont férus d’Al Jazeera. Quatorze ans après son lancement, la chaîne arabe a réussi à se faire un nom. Créée au Qatar, elle est née aux yeux du monde avec un scoop : la première vidéo de Ben Laden. Fondée en 1996, elle a, depuis 2006, une petite sœur en langue anglaise. Pour l’heure, en France, la chaîne se regarde un peu du coin de l’œil. Et pour cause ! Très peu de gens la comprennent. Les programmes sur Al Jazeera, sont diffusés en arabe littéraire. Les populations issues de l’immigration maghrébine parlent l’arabe dialectal. Mais son audience, déjà significative, devrait augmenter. Les autorités du Qatar ont l’ambition de lancer, à l’horizon 2011, Al Jazeera en français. Même si rien n’est encore acté, Doha veut récupérer ainsi le marché de la population française d’origine maghrébine et, en Afrique, pénétrer les pays francophones.

Renaissance mémorielle

Sans attendre, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, les toits et les balcons des banlieues fleurissent de paraboles. Al Jazeera, après avoir été la chaîne des parents, est-elle en voie de devenir la chaîne des enfants du bitume, ceux des grandes barres de Marseille, Nice, Avignon et Toulon ? Le sociologue Saïd Bouamama, spécialiste de l’immigration, initiateur de l’appel des Indigènes de la République, a son idée sur la question. « Il y a un réel divorce avec les chaînes nationales qui passent les mêmes images stigmatisantes et dégradantes des banlieues, souligne-t-il. En 2005 lors des émeutes, elles n’ont quasiment pas donné la parole aux jeunes. Les gens de ces quartiers ont soif d’une autre information, plus objective moins réductrice. »

Il est impossible de quantifier avec rigueur l’étendue de l’audimat. Mais incontestablement, la chaîne qatarie s’est ouverte sur ce terreau de nouveaux espaces. Des lieux géographiques, mais aussi des couches sociales, où l’on affirme ouvertement « son ras-le-bol et son mal-être ». Une phrase qui se répète dans toutes les cités de la région chez les chômeurs, les Rmistes comme chez les jeunes militants-intellos déclassés. « Pour des gens qui ont le sentiment de vivre dans une société où ils ne sont ni valorisés ni reconnus, Al Jazeera est en quelque sorte un catalyseur, précise Mohamed Adraoui, enseignant à Sciences-Po Paris. Les quartiers ont le sentiment de ne pas être acteurs de leur propre discours, mais d’être des éternels sujets. Le fait que la chaîne existe est important, en terme de symbole et de fierté. » Une sorte de « Renaissance mémorielle » selon la formule de l’intellectuel suisse Jean Ziegler…

Images chocs

Ne court-on pas, à terme, le risque de voir une partie de la communauté nationale s’enfermer dans un ghetto cathodique ? C’est la question que s’est posé, à sa manière, Jean de Boishue, conseiller de François Fillon, ancien secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur, qui, dans un livre brûlot intitulé « Banlieue, mon amour » (1)  paru en 1995, s’interroge ouvertement : « Les Arabes vivent chez nous, mais le soir ils rentrent chez eux. Les paraboles les relient à Dieu, les pays frères ou la voix de leurs maîtres. Plus la parabole absorbe de signaux lointains venus d’Orient, plus la France devient inutile. » Faut-il sonner le tocsin ?

« Pas du tout ! », rassure Claire Talon, doctorante à Sciences-Po Paris, auteure de nombreux travaux sur les médias arabes. Elle publiera en mars un livre sur la chaîne du Qatar. « Al-Jazeera n’a, pour l’heure, pas de programme adapté, pas de discours spécifique à l’attention des Français issus de l’immigration, explique-t-elle. L’impact immédiat est très limité, à cause de la barrière de la langue. Les gens sont comblés, pas forcément par l’offre informative, mais de manière symbolique par les images. » Sauf que les écrans de la chaîne, sont justement ripolinés à coup d’images chocs qui impriment la rétine. En janvier 2009, l’armée israélienne refait la géographie de Gaza à coup de bombes et de missiles. Les reportages sur les réfugiés palestiniens, hagards dans une ville muée en décor sépulcral ont déclenché un immense choc émotionnel dans l’opinion et, accessoirement, converti de nouveaux téléspectateurs.

La chaîne des banlieues ?

« Avant 2009, les seuls qui choisissaient de regarder les chaînes arabes, c’étaient les parents, constate Fouzia professeur à Toulon. Aujourd’hui, même les « beurs » de la deuxième ou troisième génération regardent Al Jazeera. A la longue, cette chaîne vous fout des cailloux dans la tête. Il n’y a que stigmatisation et violence. Après une journée de problème, si vous regardez ça, ça vous bouffe littéralement. » Elle, résiste encore. Pas Farid, qui vient de fêter ses 30 printemps : « La journée, la société me fait comprendre que je suis différent, pourquoi voulez-vous que le soir je me reconnaisse dans ces chaînes de télé trop blanches où des politiques blancs s’adressent à des blancs ?  Et puis faut se rendre compte du traitement de l‘actualité. Quand je voyais, pendant la guerre de Gaza, ce que montrait TF1 ou France 2 et ce que montrait Al Jazeera ! Les chaînes nationales ont présenté une guerre sans victime, avec Al Jazeera, on a vu ce que faisait réellement l’armée israélienne. »

« Al Jazeera a indiscutablement gagné en notoriété après le conflit de Gaza en 2009, confirme Alain Gresh, directeur adjoint du Monde Diplomatique. La question palestinienne mobilise énormément dans les quartiers. Et la chaîne a su donner un autre récit, en se montrant sur le terrain et en accordant une place centrale aux victimes. L’histoire du monde, depuis des siècles est montrée par des occidentaux, là ce n’est plus le cas. » Tout oppose partisans et détracteurs d’Al Jazeera. Tout, sauf un point essentiel, sur lequel ils s’accordent : l’importance de son auditoire futur si elle devient francophone.

Pour la sénatrice, d’Europe-Ecologie, Alima Boumediene-Thiery, cela ne fait aucun doute : « ce sera assurément la chaîne des banlieues ! » Pour d’autres, sans aller jusqu’à « l’odieux visuel » on en est pas loin. « J’ai une certaine inquiétude de voir le conflit israélo-palestinien importé ici, même si Al Jazeera n‘est pas Al Manar (2) je reste vigilant », avoue Clément Yana, ancien président du CRIF Paca, le Conseil représentatif des institutions juives de France. « Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, tranche Alain Gresh. Les pressions du gouvernement sont très fortes pour que cette chaîne francophone ne voit jamais le jour. Le gouvernement français a une vision sécuritaire de l’offre télévisuelle arabe, et il a peur qu’en cas de nouvelle Intifada, le conflit soit amplifié et importé. » Mais déjà, dans nos villes, des jeunes en mal de repères, cohabitent dans un rapport de totale indifférence avec le reste de la population…

Par Rafi Hamal

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