« Je me méfie un peu de la fête programmée »

septembre 2011
Il y a tout juste 3 ans, Marseille et sa région décrochaient le label de capitale européenne de la culture. Le compte à rebours est largement enclenché vers l'année 2013. Valérie de Saint-Do est rédactrice en chef adjointe de Cassandre/Horschamp, « revue européenne qui s’interroge sur les pratiques de l’art et de la culture dans la société contemporaine ». Elle analyse l’attrait paradoxal pour les « capitales européennes » à l’heure où art et culture sont mis à mal par la dérèglementation économique généralisée.

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Que l’Europe fête la culture est-elle une bonne raison de se réjouir ?

« Si quelque chose devrait unir l’Europe, c’est bien la culture. Mais le budget culturel de l’Union est complètement dérisoire. Et de nombreuses directives édictées par Bruxelles visent à menacer le principe de financement public de la culture. Une circulaire récente indique que toute association qui reçoit plus de 200 000 Euros sur trois ans doit prouver que son action ne pourrait pas être aussi bien réalisée par une entreprise privée. Pareille disposition est mortifère. »

A quoi sert d’abord selon vous ce label européen ?

« Avec la concurrence qui oppose entre elles et en Europe les grandes métropoles françaises, ce label permet de se doter d’une façade pour mieux communiquer, d’avoir une image culturelle pour séduire les cadres. Une chose m’a choquée concernant Lille 2004. Martine Aubry a d’abord mis en avant le nombre de nuitées d’hôtel. Il serait temps que les femmes et les hommes politiques aient le courage d’affirmer qu’aider la culture est nécessaire car c’est un enjeu de civilisation fondamental. Or depuis Malraux et, dans une moindre mesure, depuis Lang, très peu de politiques s’autorisent à défendre sans alibis économiques ou touristiques, le partage du sensible, l’appropriation de l’art par la population. C’est pourtant aussi fondamental que de protéger la biodiversité. »

« Un événement emblématique de l’ingénierie culturelle »

Une capitale européenne peut-elle être autre chose qu’une entreprise de communication ?

Lille 2004 a posé beaucoup de questions. C’est un événement emblématique de ce que conçoit l’ingénierie culturelle. Sur le nombre d’événements, bien entendu, il y a eu des choses magnifiques. Je reconnais par ailleurs que Martine Aubry a toujours souhaité encourager l’activité culturelle. Mais la manifestation dans la capitale du Nord a été dominée par la volonté que cela brille. Or quand les choix politiques et financiers sont mis en priorité sur ce qui brille, on peut toujours s’inquiéter sur le travail souterrain, invisible mais indispensable à une vraie vie culturelle.

Est-ce paradoxal de présenter la culture comme une solution pour doper l’économie d’un territoire alors qu’artistes et structures culturelles vivent à l’heure de la crise et de la précarité ?

L’époque est très difficile pour les artistes et les acteurs culturels principalement en raison du désengagement de l’Etat. Dans ce contexte de crise économique et sociale le fait qu’on puisse présenter la culture comme un filon porteur dans une économie mondiale dérèglementée n’est paradoxal qu’en apparence. Car ce sont les mêmes qui réclament le recul de l’Etat et des collectivités territoriales dans le financement de la culture et qui veulent instrumentaliser cette dernière pour faire prospérer une nouvelle économie de la connaissance. Pour eux, il n’est pas choquant que toute activité culturelle n’ayant pas une rentabilité suffisante en matière d’image ne puisse pas survivre. L’idée que la culture puisse être rentable va de pair avec celle que les subventions de l’Etat sont des empêcheuses de tourner en rond. Et les choses avancent en Europe : LiveNation, une multinationale, possède désormais le Grand théâtre de Dublin…

Peut-on conjuguer, comme le souhaite « Marseille Provence 2013 », à la fois « excellence » européenne et ancrage local ?

Parler d’excellence européenne est déjà le signe d’une dérive marchande. Cela veut dire qu’on s’apprête à programmer les artistes dits les « meilleurs », c’est-à-dire ceux qui circulent sur le marché de l’art européen. Ce faisant, et au fur et à mesure, on fabrique une norme à l’international. En fait, beaucoup d’artistes se débrouillent pour circuler d’un pays à l’autre sans avoir le label « artistes internationaux ». L’important, c’est de ne pas retomber sur un vieux clivage entre d’un côté l’excellence et de l’autre le socioculturel, avec un événement qui réserverait l’excellence à des consommateurs de culture éclairés et amuserait le peuple avec des événements festifs de rue. Je n’ai rien contre la fête. Mais je me méfie un peu de la fête programmée. Quant aux arts de la rue, leur propos et leur intérêt va bien au-delà du festif auquel on voudrait les cantonner.

Propos recueillis par Michel Gairaud

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